Vous vous réjouissez de la réduction possible des gaz à effets de serre (GES) rendue possible par le télétravail durant la présente pandémie? Vous vous surprenez à vanter les bienfaits des technologies numériques pour l’environnement? Mais est-ce que les technologies numériques permettent réellement des bénéfices environnementaux? Certains en doutent. Après avoir été envisagées principalement sous l’angle des technologies vertes, les technologies numériques suscitent de plus en plus d’inquiétudes, au point que certains experts vont jusqu’à considérer leur expansion comme une réelle menace à la transition écologique et à la réalisation des objectifs de développement durable. L’ensemble du cycle de vie des technologies numériques participe actuellement à l’augmentation de la pollution globale. Elles sont de forts émetteurs de GES, consomment de plus en plus d’énergie et de ressources naturelles non renouvelables (dont des minerais « critiques ») et produisent une grande quantité de déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE).
Pourtant, en 2008, le rapport SMART 2020 du Global e-Sustainability Initiative (GESI) estimait que les technologies numériques pouvaient permettre une réduction de 15 à 30% des GES mondiaux d’ici 2020. Force est de constater que les GES globaux n’ont cessé de s’accroitre depuis, tout comme la part des GES attribuables aux technologies numériques, lesquels représentent désormais plus de 4% des GES mondiaux. L’une des failles de ce rapport est de ne pas prendre en compte les conséquences liées à l’effet rebond.
L’effet rebond (aussi appelé le Jevons Paradox) constitue un véritable paradoxe de l’optimisation des ressources et des procédés. En effet, alors que l’optimisation des ressources et des systèmes devrait permettre une diminution de la consommation des ressources, elle se traduit plutôt par une consommation équivalente ou même plus grande à la suite de l’adaptation des comportements de la société. Les gains environnementaux attendus par l’innovation technologique sont très souvent surestimés, puisque les effets rebond ne sont pas suffisamment pris en compte. Selon certains, il n’existerait pas de nouvelles technologies introduites depuis les dernières 50 années qui auraient permis une réduction nette d’emploi de matériaux ou d’énergie. Voyons un peu plus attentivement deux types d’effet rebond et en quoi ces derniers peuvent compromettre les gains environnementaux liés à une plus grande utilisation et optimisation des technologies numériques.
L’effet rebond direct se traduit généralement par le fait que la baisse des coûts liés à un usage moindre d’une ressource ne se traduit pas par une baisse de sa consommation, mais bien plutôt par une consommation égale ou plus grande de celle-ci. Prenons l’exemple de l’innovation technologique des microprocesseurs dans les années 70, lesquels ont permis d’intégrer l’ensemble des composantes électroniques d’un processeur au sein d’un même circuit. Cet exploit technologique a permis d’optimiser de manière exponentielle la vitesse de fonctionnement des processeurs tout en diminuant leur consommation d’énergie. De plus, il a permis de miniaturiser les microprocesseurs, de manière à réduire considérablement la quantité de ressources premières nécessaires à leur fabrication. Les prix des microprocesseurs ont par conséquent diminué. Dans cette situation, si la demande en microprocesseur était demeurée la même, on aurait pu s’attendre à une économie de silicium et d’agents chimiques. Toutefois, au lieu de garantir cette économie de ressources, la demande de microprocesseurs n’a cessé de croître et les microprocesseurs n’ont depuis cessé d’être toujours plus puissants et à pouvoir repousser les limites du possible, contribuant par conséquent à l’obsolescence des appareils numériques ainsi qu’à l’accélération du rythme de leur renouvellement.
Un autre exemple de l’effet rebond se trouve au niveau des promoteurs de la « dématérialisation » des documents papier en document bureautique. Ces derniers mettaient de l’avant l’avantage de la transformation numérique des entreprises et des organisations pour permettre une utilisation plus efficace du papier. Toutefois, la bureautique n’a sensiblement pas freiné l’augmentation croissante de la consommation de papier dans le monde. L’un des facteurs avancés est que les technologies numériques rendent beaucoup plus facile et rapide l’impression de documents que l’était à l’époque la reproduction par photocopie.
Imaginons que l’on décide de profiter des acquis économiques liés à la baisse du prix des microprocesseurs et que nous nous contentions de leurs puissances actuelles et décidions d’allonger la durée de vie de nos ordinateurs, mais que nous décidions de consommer davantage d’autres ressources. Nous serions alors en présence d’un effet rebond de type indirect, lequel consiste en une réaffectation des gains économiques ou de ressources à d’autres activités consommatrices de ressources. Ce type d’effets rebonds rend difficile l’évaluation des bénéfices environnementaux des technologies numériques, plus particulièrement lorsque l’on souhaite qu’elles « verdissent » certaines fonctions sociales. Prenons par exemple le télétravail, lequel permet aux travailleurs d’économiser du temps et des ressources de transports pour se rendre à leurs lieux de travail. En 2016, environ 1,5 million de Canadiens consacraient au moins 60 minutes par jour pour se rendre à leur travail. Et 57% de ceux-ci utilisaient la voiture comme mode de transport. De plus, le télétravail peut permettre de réduire la consommation énergétique et les surfaces immobilières pour les bureaux de travail. Dans cette perspective, on ne peut que regarder d’un bon œil le fait que les individus réduisent leurs trajets de transports et évitent les embouteillages. Les choses ne sont cependant pas aussi simples.
Les gains environnementaux du télétravail seront en réalité conditionnels à ce que le temps et les ressources économisés ne soient pas annulés par d’autres activités consommatrices de ressources. Il suffit de penser à la consommation de ressources numériques. En effet, le télétravail peut engendrer une plus grande consommation d’appareils numériques, utilisation de la visioconférence et du stockage numérique. De plus, de nombreux travailleurs peuvent décider de déserter les centres urbains pour se rapprocher de la nature et ainsi habiter plus loin de leur lieu de travail. Ces télétravailleurs qui utilisaient majoritairement le transport en commun risquent désormais de devoir se procurer une voiture et par conséquent, augmenter leurs trajets de transports polluants via de nouvelles possibilités de déplacements (ex. Trajets plus longs pour les besoins des enfants ou des loisirs). Plusieurs autres effets rebonds sont possibles : agrandir un logement ou en choisir un plus grand afin de pouvoir aménager un espace de travail convenable au télétravail, augmenter significativement la consommation du numérique via des jeux en ligne ou le visionnement en streaming (qui est présentement très énergivore et polluant) ou bien augmenter la consommation globale de produits et de services en magasinant davantage en ligne. Il s’agit ici de quelques exemples d’effets rebonds possibles pouvant littéralement anéantir les bienfaits environnementaux appréhendés par le télétravail, et même rendre ce dernier encore plus polluant. Le télétravail soulève par ailleurs de nombreux autres enjeux éthiques (Voir l’Éthique hebdo du 22 octobre 2020).
À l’heure où de grands espoirs sont placés dans les algorithmes intelligents afin d’optimiser notre gestion des ressources naturelles et le fonctionnement des réseaux de transports, qu’ils soient routiers, marins ou d’aviation, il convient plus que jamais d’être attentifs aux risques importants que posent les effets rebonds. Il est ainsi important de reconnaître les limites des technologies numériques à affronter le grand défi qui nous guette, soit celui de préserver l’environnement et d’assurer l’atténuation et l’adaptation aux changements climatiques. En effet, l’innovation technologique ne peut faire à notre place la réévaluation de nos besoins réels de consommation de ressources, le changement de nos habitudes et de nos modes de vie polluants ainsi que les ajustements nécessaires à apporter aux rouages des systèmes économiques et des mesures publiques qui peuvent inciter à consommer toujours plus.