Commission de l'éthique en science et en technologie

Les enjeux éthiques et épistémiques de l’utilisation de la science dans les tribunaux

Sciences et politiques publiques, Intégrité scientifique

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La preuve scientifique joue aujourd’hui, avec l’avancée des sciences et technologies, un grand rôle dans les procès judiciaires. Les experts ont en effet pour but d’éclairer le tribunal sur des éléments techniques et scientifiques qui dépassent les connaissances habituelles des juges et qui sont nécessaires pour décider un litige. L’intervention des experts peut, par exemple, se rapporter à des éléments de preuve relatifs à l’existence d’une faute professionnelle, à l’état mental d’un accusé, à la toxicité d’une substance, à un lien de causalité, à l’intérêt de l’enfant, à l’importance d’une pratique culturelle pour un groupe, à la signification d’une pratique religieuse ou à une incapacité de travailler. On a constaté un accroissement du recours à l’expertise scientifique au cours des dernières décennies dû au fait que les questions portées en litige sont de plus en plus techniques et que les parties en litige se sentent désavantagées si elles ne présentent pas d’expertise pour appuyer leurs revendications. Cette introduction de plus en plus fréquente et importante de la preuve scientifique dans les procès a rendu ceux-ci plus longs et plus dispendieux. Le recours à l’expertise scientifique force par ailleurs les juges à agir à titre de gardiens de la science, puisqu’ils doivent évaluer la crédibilité et la fiabilité des experts scientifiques et peuvent même avoir à évaluer les mérites de certaines expertises scientifiques, par exemple lorsque des expertises se contredisent. Constatant l’ampleur de ce phénomène de scientifisation du droit, l’Honorable Juge Binnie a affirmé qu’au tribunal, la science est « une souris qui rugit » : selon lui, l’évaluation des preuves scientifiques est une tâche intimidante qui fait trembler les membres des professions juridiques alors même que de rendre la cour plus hospitalière à la science est nécessaire pour maintenir la légitimité des tribunaux.[1]

 

Dans ce projet, nous examinons les questions éthiques relatives à l’usage de la preuve scientifique dans les tribunaux, notamment dans les litiges civils :

               

  • Quelles sont les principales différences entre les régimes de vérité et les modes de démonstration (standards de la preuve) propres au droit et à la science?

 

  • Quels sont les risques d’errements lorsque des juges évaluent la crédibilité d’experts scientifiques et de preuves fondées sur la science?

 

  • Le droit doit-il accorder la même force probante à différents types de connaissances scientifiques ou spécialisées : sciences « dures », sciences sociales, savoirs expérientiels professionnels ou savoirs traditionnels autochtones?

 

  • Comment assurer la littéracie scientifique des juges et autres membres des professionnels du droit?

 

  • Comment le recours croissant à la preuve scientifique affecte-t-il l’accès à la justice?

 

  • En quoi consistent l’indépendance et l’impartialité des experts appelés à témoigner dans des procès?

 

  • Comment différents régimes de la preuve affectent-ils la capacité des tribunaux à bien intégrer des preuves scientifiques avérées et pertinentes?

 

Quelques cas de figure

Les litiges climatiques et les sciences climatiques

La science joue un rôle important dans les litiges environnementaux dont l’issue est parfois liée à des preuves scientifiques et des témoignages d’experts. Depuis une dizaine d’années, on assiste ainsi à une véritable explosion des litiges climatiques à l’échelle internationale et le Canada n’échappe pas à cette tendance. Le Sabin Center for Climate Change Law, de l’Université Columbia, a mis sur pied une base de données répertoriant les poursuites judiciaires climatiques. On y dénombre plus de 2100 poursuites climatiques.[2] Ces poursuites soulèvent plusieurs questions éthiques et épistémiques. Par exemple, plusieurs scientifiques affirment que la jurisprudence est à la remorque de la science et que des éléments de preuve qui pourraient éclairer plusieurs litiges sont ignorés parce qu’ils proviennent de percées récentes en science climatique, provenant notamment de la science de l’attribution (laquelle prétend établir des liens de causalité précis entre gouvernements, corporations et groupes d’individus d’une part, et des événements climatiques extrêmes d’autre part).

 

L’usage des statistiques

L’usage des statistiques et des raisonnements probabilistes comme éléments de preuve dans les procès civils et criminels soulève plusieurs questions. D’une part, dans les cas de responsabilité civile pour des torts, il est difficile de pondérer la valeur probante d’une donnée scientifique affirmant, par exemple, que l’exposition ou la consommation d’une substance double la probabilité d’avoir une maladie ou une condition donnée. En Amérique du Nord, certains tribunaux ont rejeté ce genre de preuve alors que d’autres l’ont accepté. D’autre part, un nombre important de publications en épistémologie du droit interrogent (ou défendent) la tendance qu’ont les tribunaux à écarter la preuve statistique.[3] Le problème de l’exclusion de la preuve statistique (plus précisément de verdicts rendus uniquement sur la base de statistiques) est souvent formulé comme un paradoxe : pourquoi refuser de considérer des accusés comme coupables de crimes ou responsables pour certains dommages sur la base d’éléments de preuve statistique qui semble répondre aux critères du fardeau de la preuve en droit criminel (>90%) ou en droit  civil (>50%+1)?

 

L’expertise en sciences sociales dans le droit

L’usage des sciences sociales (au sens le plus large, incluant ce que l’on classe en général dans les humanités) est fort répandu dans les procès. L’expertise en sciences sociales est utilisée pour tracer le profil de certaines personnes ou encore établir l’impact sociétal de certaines lois. Une première ligne de questionnement se rapporte au type de causalité généralement à l’œuvre dans les sciences sociales. Alors que le droit tend à procéder avec une conception déterministe de la causalité (un événement particulier est causé par un agent ayant posé une action spécifique), les sciences sociales s’intéressent plutôt aux relations entre des « types », qui sont des catégories générales et non pas des individus ou des événements. Cette vision probabiliste et non déterministe de la causalité est notamment mobilisée lorsqu’on présente des liens entre des profils ou des types de caractères et des types de comportements comme élément de preuve. Il existe un débat important sur la recevabilité de tels éléments de preuve dans les procès.

De plus, le recours à l’expertise en sciences sociales soulève des questions spécifiques dans le cadre des institutions juridiques canadiennes. En effet, au Canada, les sciences sociales jouent un rôle particulièrement important dans la jurisprudence relative au contrôle de constitutionnalité des lois restreignant les droits fondamentaux.[4] D’une part, les tribunaux y ont souvent recours pour déterminer dans quelle mesure un droit est limité par une loi. D’autre part, afin de déterminer l’impact sociétal d’une loi restreignant les droits fondamentaux, les tribunaux ont souvent recours à des experts provenant, par exemple, de l’économie, de la sociologie, de l’anthropologie, de la philosophie, etc. Or, la Cour Suprême semble osciller entre une interprétation permissive et une interprétation contraignante des critères de recevabilité de telles expertises, ce qui génère beaucoup d’incertitude, voire d’arbitraire.

 

[1] Binnie, 2007

[2] On peut consulter cette base de données à cette adresse : http://climatecasechart.com/. Voir aussi U. N. Nations unies, « Rapport Mondial Sur Les Litiges Relatifs Au Climat : Bilan de La Situation En 2020 », 2021,; Joana Setzer et Catherine Higham, « Global Trends in Climate Litigation: 2021 Snapshot » (Londres: The Grantham Research Institute on Climate Change and the Environment, 2021).

[3] Renee Bolinger, « Explaining the Justificatory Asymmetry between Statistical and Individualized Evidence », in The Social Epistemology of Legal Trials, par Zachary Hoskins et Jon Robson (Routledge, 2020); Martin Smith, « Against Legal Probabilism », in The Social Epistemology of Legal Trials, éd. par Jon Robson et Zachary Hoskins (Routledge, 2021); Michael Blome-Tillmann, « “More Likely Than Not” - Knowledge First and the Role of Statistical Evidence in Courts of Law », in Knowledge First - Approaches in Epistemology and Mind, par C. Adam, G. Emma, et B. Jarvis (Oxford: Oxford University Press, 2017), 278‑92; David Enoch, Levi Spectre, et Talia Fisher, « Statistical Evidence, Sensitivity, and the Legal Value of Knowledge », Philosophy & Public Affairs 40, no 3 (2012): 197‑224; Frederick Schauer, « Statistical Evidence and the Problem of Specification », Episteme, 22 novembre 2021, 1‑10; Susan Haack, « Proof, Probability and Statistics: The Problem of Delusive Exactness », La Prueba en el Proceso: Evidence in the Process, 2018.

[4] Beverly McLachlin, « Proportionality, Justification, Evidence and Deference: Perspectives from Canada » (Hong Kong Final Court of Appael -Judicial Colloquium, 2015).

Date de mise en ligne : 24 avril 2023

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