Commission de l'éthique en science et en technologie

Les enjeux de la scientifisation du droit : le cas de Monsanto

Dans un bulletin Éthique Hebdo précédent, nous vous présentions les enjeux sanitaires et environnementaux liés à l’utilisation des pesticides. Ce présent Éthique Hebdo se penche plus en profondeur sur les enjeux entourant l’utilisation de preuves scientifiques par les tribunaux en s’appuyant sur l’exemple du glyphosate et, plus particulièrement, le produit phare de Monsanto duquel le glyphosate est l’ingrédient actif : le Roundup.

2 février 2023 Environnement, Crise climatique, Sciences et politiques publiques

Partager cette page

Le glyphosate : un agent probablement cancérogène?

En 2015, le Centre international de recherche sur le cancer, une agence intergouvernementale de l’Organisation mondiale de la santé, classe le glyphosate comme « probablement cancérogène ». Ce n’est pas une première; plusieurs études indépendantes avaient déjà avancé un lien probable entre le glyphosate et certains types de cancer. Seulement, aucun avis d’experts n’avait la portée internationale et la force de frappe d’une agence affiliée à l’Organisation des Nations Unies. Ce classement a l’effet d’une bombe : plusieurs études répliquent en discréditant le comité d’experts interdisciplinaire ayant participé à cette recherche et Monsanto émet plusieurs commentaires, assurant que le Roundup, dont l’ingrédient actif est le glyphosate, est sécuritaire depuis 40 ans.

Cependant, plusieurs personnes atteintes de cancer s’interrogent de plus en plus sur leur utilisation du Roundup et son implication dans le développement de leur maladie. C’est le cas notamment de Dewayne « Lee » Johnson, le premier cas de plainte contre Monsanto à s’être rendu devant la justice américaine. Le jardinier, ayant utilisé le Roundup durant des années contre les mauvaises herbes, avait subi un bris d’équipement et développé par la suite un lymphome non hodgkinien. Le procès n’était pas gagné d’avance. En effet, prouver que l’utilisation du Roundup, selon les directives d’emploi, était une cause substantielle (un degré plus élevé de causalité juridique) du cancer de Johnson exigeait que les juges déterminent si différentes études sur le glyphosate relevaient de la bonne ou de la mauvaise science, une tâche ardue, puisque la littérature scientifique sur le sujet était divisée. Comme dans un nombre de plus en plus grand de procès, l’enjeu reposait alors en grande partie sur la résolution d’un enjeu purement scientifique, et non juridique, et dépendait à la fois des études déjà accomplies à ce sujet ainsi que de la compréhension scientifique de la juge. Certains auteurs parlent même de « scientifisation du droit » pour désigner cette nouvelle tendance dans les litiges.

 

« Scientifisation » du droit

Cet exercice demande aux juges de trancher quelle information, quelle preuve, est admissible devant le tribunal. Alors que les scientifiques ont la permission de se tromper, et peuvent prendre plusieurs années pour confirmer ou infirmer des hypothèses, la justice ne dispose pas de ce temps. La recherche de la vérité par les tribunaux ne poursuit pas uniquement l’objectif de parvenir à de meilleures connaissances; elle vise également un but réparateur et porte ainsi à conséquence sur plusieurs personnes directement. Cela demande non seulement de se rapprocher de la vérité à travers la méthode scientifique, mais de déterminer, à travers cette vérité, l’action qui se doit d’être posée pour réparer un tort.

Les juges se doivent donc d’avoir les compétences pour comprendre les recherches et, parfois, trancher dans un contexte d’incertitude scientifique. En effet, comme les juges doivent agir en tant que gardiens de l’utilisation de la science devant les tribunaux, ils ont le devoir d’écarter les théories qui n’ont pas de fondement scientifique substantiel[1]. Cela exige alors de prendre position sur des théories qui peuvent diviser le monde scientifique et de déterminer ce qui mérite d’être considéré comme une théorie fondée. Le rôle du juge en est transformé, lequel délaisse pour un instant la recherche du juste afin de trancher sur la vérité scientifique, sans nécessairement avoir l’expertise requise pour bien évaluer une preuve fondée sur un domaine particulier des sciences.

C’est depuis l’arrêt Daubert aux États-Unis et depuis l’arrêt Mohan au Canada que les juges possèdent ce rôle de gardien de la science et sont amenés à déterminer quelles preuves et quels experts peuvent être présentés en cour. Ce rôle a été critiqué par plusieurs, car il met le destin juridique d’une preuve scientifique entre les mains de personnes qui ne proviennent pas du monde scientifique. Or, dans plusieurs procès, on peut légitimement s'interroger sur les aptitudes des juges pour évaluer les preuves scientifiques. À titre d’exemple, dans un procès en Ontario, le juge a donné raison à une mère ne voulant pas faire vacciner ses enfants, stipulant entre autres que les preuves apportées par la mère, quantitativement plus importantes, étaient plus convaincantes que les preuves apportées par le père, lesquelles étaient principalement fondées sur les recommandations émises par les autorités gouvernementales.

Délaisser les enjeux scientifiques pour des enjeux propres à la justice

Dans le cas du procès Johnson c. Monsanto dont il a été question au début de ce texte, l’enjeu du litige a été détourné, afin que ce ne soit plus la détermination d’un enjeu d’ordre scientifique qui ordonne le procès, mais la malfaisance de Monsanto. En effet, les avocats de Johnson ont réussi à faire déclassifier des documents provenant du géant biotechnologique, appelés par la suite les « Monsanto Papers », démontrant que Monsanto avait directement fait appel à des chercheurs pour qu’ils écrivent des études prétendant être indépendantes sur l’innocuité du glyphosate. Certains échanges de courriel révélaient que des employés de la compagnie ont utilisé la technique du « ghostwriting », c’est-à-dire qu’ils ont écrit eux-mêmes des parties d’étude auxquelles ont été apposées des signatures d’expert.

Les Monsanto Papers ont également mis en lumière que la compagnie avait une certaine connaissance des risques du glyphosate et tentait d’assourdir le bruit des études abondant dans ce sens en publiant un nombre plus important d’articles prétendant à l’innocuité de cet ingrédient. La découverte de ces documents a fait pencher la balance en faveur de Johnson. Le procès ne portait plus uniquement sur la preuve de l’innocuité ou de la toxicité du Roundup, mais également sur les mensonges de Monsanto. La preuve des Monsanto Papers dévoilait un manquement éthique clair par la compagnie, principalement en ce qui a trait à la transparence et à l’honnêteté. Le jury a donc reconnu que Monsanto avait manqué à son devoir en ne s’assurant pas que son produit était sécuritaire et avait agi avec malveillance en omettant de soumettre au public toutes les informations que la compagnie possédait sur les risques associés au Roundup. Johnson a gagné son procès, et Monsanto a été condamné à lui verser 289 millions de dollars américains (montant qui fût éventuellement réduit à 78 millions).

Cet exemple illustre une fois de plus la complexité inhérente à l’utilisation de la science par les tribunaux. Comment des juges, qui n’œuvrent pas dans les milieux scientifiques, peuvent-ils déterminer la bonne de la mauvaise science dans le contexte où des experts peuvent en venir à adopter des pratiques qui vont à l’encontre de la recherche de vérité, le fondement même de la science? Il est donc important pour le bien commun, et pour le bon fonctionnement à la fois de la science et de la justice que les acteurs du milieu scientifique soient libres de dénoncer ce genre de pratique et que les lanceurs d’alerte soient soutenus par les décideurs publics, de manière à donner une voix au milieu scientifique qui est le mieux placer pour connaître les ramifications des conflits d’intérêts dans leur milieu

 

[1] Sydney N. LEDERMAN. « Les juges comme gardiens : admissibilité des preuves scientifiques fondées sur des théories nouvelles », p. 245. [En ligne], http://www.ciajicaj.ca/english/publications/2000/Lederman-fr-2000.pdf

 

Si l’enregistrement des fichiers de témoins est activé sur votre navigateur, la visite de ce site placera un fichier de témoins sur votre ordinateur, ou un fichier de témoins sera lu si vous avez déjà visité ce site auparavant. Notre utilisation des fichiers de témoins vise uniquement à améliorer votre expérience comme utilisatrice ou utilisateur sur le site Web de la Commission.