Commission de l'éthique en science et en technologie

Industrie 4.0 : Comment préserver et favoriser le sens accordé au travail ?

La CEST s’intéresse depuis plusieurs années aux effets de l’intelligence artificielle (IA) dans le monde du travail et prépare actuellement un avis sur l’utilisation de l’IA en gestion de la main-d’œuvre et en ressources humaines. Nous proposons, pour cet éthique hebdo, de survoler l’un des enjeux abordés dans le cadre de ces travaux, soit celui de l’effet de la transformation numérique des organisations sur le sens que les travailleurs accordent à leur travail.

22 mars 2023 Intelligence artificielle, Données numériques et massives, Technologies de surveillance, Travail et emplois

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Plusieurs secteurs et milieux de travail au Québec connaissent un virage technologique important qui concerne tant l’organisation des moyens de production que la gestion des ressources humaines. Par le moyen d’une collecte grandissante de données en milieu de travail et par l’essor d’algorithmes d’apprentissage profond issus de l’intelligence artificielle, les organisations peuvent maintenant surveiller en temps réel les machines et l’équipement, ou encore déléguer à des algorithmes certains aspects de la gestion des employés et des équipes de travail. Cette transformation numérique des milieux de travail, souvent associée à l’expression « industrie 4.0 », est notamment alimentée par des discours affirmant le caractère impératif et urgent d’opérer un tel virage, afin d’assurer la productivité et d’améliorer les positions concurrentielles des entreprises.

Bien que ces nouvelles façons d’organiser le travail présentent des occasions du point de vue de l’autonomie des travailleurs, elles comportent aussi dans certains cas le risque de miner le sens que ceux-ci accordent à leur travail. Nous proposons pour cet éthique hebdo un survol de cet enjeu ainsi qu’une brève présentation des pistes de solutions envisagées pour favoriser et préserver le sens accordé au travail dans un tel contexte.

Le sens au travail : définition et valeurs

Attribuer un sens au travail fait partie des critères déterminants pour la motivation et le bien être des travailleurs. Plusieurs facteurs peuvent contribuer à rendre un emploi significatif pour celui qui l’occupe. Mentionnons par exemple l’utilité sociale d’un emploi, la possibilité pour le travailleur de constater les résultats concrets de son travail ou le fait qu’un emploi respecte les valeurs de l’individu qui l’occupe. Ce sentiment de bien-être se traduira notamment par le désir de s’impliquer au travail et par le fait même de se sentir compétent.

L’autonomie, le fait de pouvoir mobiliser ses connaissances, son expérience et son jugement, joue également un rôle central dans le sens attribué au travail. Inversement, la présence de tâches monotones et répétitives, ou encore la difficulté pour le travailleur de percevoir le produit ou la pertinence de ses actions dans l’ensemble plus large d’une organisation, constituent des facteurs qui peuvent miner le sens que ce dernier accorde au travail.

 Risques du virage numérique sur le sens accordé au travail

La mise en données du travail au moyen de différents objets connectés permet notamment aux employeurs d’émettre des directives en temps réel, une pratique répandue dans les entrepôts et dans les usines. Ces directives peuvent, dans certaines conditions, être favorables à l’autonomie des travailleurs, notamment si elles fournissent à ces derniers des rétroactions constructives et pertinentes qui leur permettent de réfléchir à leur pratique. Elles peuvent cependant constituer un risque pour l’autonomie lorsqu’elles sont plutôt utilisées dans une perspective de contrôle. En effet, ces directives peuvent chercher à induire certains comportements et ainsi créer une pression importante chez le travailleur, en particulier si l’adaptation des employés à ces recommandations est évaluée. À titre d’exemple, certains entrepôts ont recours à des dispositifs portables, tels que des montres intelligentes mesurant l’efficacité d’exécution, qui suivent et évaluent les travailleurs dans la prestation de leurs tâches.

Un autre risque notable associé à la transformation numérique consiste à privilégier les aspects quantifiables du travail en réduisant les occasions, pour le travailleur, d’exercer son jugement et son autonomie. Par exemple, plusieurs métiers de réparation et d’entretien ont été considérablement transformés par l’intégration toujours plus importante de capteurs et de systèmes de diagnostics automatisés. Ces systèmes, qui traduisent les problèmes mécaniques en codes d’erreurs, imposent parfois une manière standardisée de tester, de diagnostiquer et de réparer les bris mécaniques. Or, ces directives peuvent parfois paraître inadaptées à la diversité et à la complexité des problèmes rencontrés par le travailleur, et peuvent entraîner des frustrations lorsqu’elles ne permettent pas à ce dernier d’évaluer lui-même les sources de dysfonctionnement, et donc d’exercer son autonomie.

Cette tendance à prendre uniquement en compte les aspects mesurables du travail se traduit également dans les nouveaux outils permettant aux gestionnaires d’assurer en temps réel le suivi et l’évaluation des employés. Plusieurs de ces outils n’intègrent pas les aspects tacites ou expérientiels du travail, ce qui peut inciter le travailleur à s’adapter au système d’évaluation et à modifier son comportement afin de privilégier les aspects mesurables de son rendement. Ces outils d’évaluation peuvent ainsi mener à une perte de sens, à un désengagement et à une insatisfaction générale au travail.

Favoriser la participation des travailleurs

Pour certains secteurs, comme celui de la production industrielle, la complexité et l’interdépendance des nouveaux dispositifs numériques font qu’on ne peut s’attendre à ce que les travailleurs concernés atteignent un degré d’autonomie individuelle correspondant à l’exemple idéalisé de l’artisan œuvrant dans son atelier. Néanmoins, il demeure possible d’offrir au travailleur davantage d’occasions d’influence et de rétroaction sur les nouveaux systèmes algorithmiques, de manière à préserver son sentiment d’implication et à valoriser son savoir-faire. Par exemple, les systèmes de gestion des tâches dans le secteur industriel pourraient prévoir une marge de manœuvre importante pour les rétroactions, critiques et commentaires des travailleurs directement impliqués dans la maintenance des appareils.

De telles pratiques sont cependant tributaires non seulement de formations adéquates pour les employés et gestionnaires qui interagiront avec ces systèmes, mais aussi d’une implantation de ces outils favorisant la participation active des travailleurs aux différents stades de l’implantation de ces outils. Or, l’introduction de nouvelles technologies repose rarement sur une négociation équitable entre les parties, le choix des outils de travail étant habituellement considéré comme relevant du droit de gérance des employeurs. La Commission de l’éthique en science et en technologie recommandait d’ailleurs, dans son avis sur les effets de l’IA sur l’emploi, d’envisager la reconnaissance de droits aux travailleurs quant à leur participation aux changements technologiques.

À un moment où l’économie numérique pousse les organisations à se tourner vers l’« industrie 4.0 » et à intégrer davantage d’outils tirant profit des objets connectés et des données, il importe de demeurer vigilants face aux applications qui, au nom de la performance ou de la productivité, pourraient miner le bien-être et l’autonomie des travailleurs. Pour ce faire, il faudra favoriser les outils qui, en privilégiant la participation et les interactions humaines, permettront de préserver le sens accordé au travail.

 

 

 

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