Commission de l'éthique en science et en technologie

Le principe de précaution : application et jugements en santé publique

Dans un Éthique hebdo précédent, nous avons discuté de l’application juridique du principe de précaution dans les litiges environnementaux. Il est cependant possible de faire appel au principe de précaution pour d’autres contextes que celui de la protection de l’environnement. Le principe est notamment utilisé dans le cadre de décisions liées à la santé publique. Récemment, le principe de précaution a été utilisé comme justification à la restriction des droits individuels lors de la pandémie de Covid-19. Devant une pandémie qui évoluait rapidement et confrontés à l’incertitude des risques importants soulevés par la propagation du virus, les gouvernements ont été obligés de réagir rapidement avec des décisions qui ont eu des répercussions sur les libertés des citoyens, et ce, dans un contexte d’incertitude scientifique en ce qui concerne l’efficacité des mesures mises en place.

13 janvier 2023

Partager cette page

Dans cet Éthique Hebdo, nous nous pencherons sur le recours au principe de précaution pour justifier certaines décisions en santé publique. Tout d’abord, nous nous intéresserons aux travaux qui ont mobilisé le principe de précaution pour traiter de problèmes de santé publique. Ensuite, nous étudierons des jugements juridiques liés à la santé publique qui ont fait appel au principe de précaution. Le principe de précaution peut être défini de nombreuses manières. Généralement, ce principe exige de prendre certaines actions préventives lorsqu’une menace représente un certain niveau d’incertitude. C’est-à-dire que l’incertitude d’une menace ne doit pas justifier l’inaction face à celle-ci. Les variables de menace et d’incertitude peuvent toutefois générer différents effets sur notre définition de la précaution. C’est la raison pour laquelle une plus grande incertitude peut entraîner le choix de ne pas déployer des actions visant à minimiser l’émergence de dommages potentiels.

Le principe de précaution en santé publique

La Commission de l’éthique en science et en technologie a elle-même déjà offert un cadre éthique pour l’application du principe de précaution en santé publique dans le document Enjeux éthiques de la pandémie de COVID 19 : précaution et déconfinement, rédigé en partenariat avec le Comité d’éthique de santé publique.

Ce cadre d’analyse insiste sur l’importance que le principe de précaution intègre certains principes et valeurs. Tout d’abord, il doit respecter la bienfaisance, comprise comme la volonté d’agir pour le bien d’autrui; c’est-à-dire que les mesures ou les actions doivent être jugées à la lumière de leurs effets bénéfiques. Ensuite, le principe de précaution doit aussi respecter la non-malfaisance : les mesures ou actions devraient causer le moins de tort possible lors du déploiement des mesures de précaution. De plus, ce principe doit s’accorder avec le principe de proportionnalité, lequel exige la recherche d’un équilibre entre les gains et les conséquences négatives qui découleront des mesures ou actions choisies. Enfin, le recours au principe de précaution comprend aussi un volet politique; il doit donc être soumis à la délibération et à l’acceptation publiques.

La question de l’application du principe de précaution en santé publique est délicate, puisque viser à protéger la santé de la population peut, paradoxalement, nuire à la santé de la population. On peut penser, par exemple, à l’application du couvre-feu au Québec, de janvier à mai 2021. La mesure visait à protéger la santé de la population, soit à minimiser le nombre de cas actifs de Covid-19, mais a aussi mis en danger les personnes en situation d’itinérance ainsi que les femmes victimes de violence conjugale, entre autres. C’est pourquoi il est nécessaire d’utiliser des critères très clairs afin de baliser l’utilisation du principe de précaution en santé publique. Plus précisément, trois critères majeurs doivent être soupesés avant de l’utiliser :

  • la certitude d’une relation de cause à effet, qui nous permet d’appréhender une nuisance future qu’il nous faut prévenir;
  • la gravité du risque posé par cette nuisance anticipée et ses conséquences sur la santé;
  • les caractéristiques des mesures de précautions, qui doivent être évaluées selon le principe de proportionnalité.

Si ces critères ne sont pas bien identifiés ni débattus dans la sphère publique, le principe de précaution risque de générer plus d’effets pernicieux que d’effets positifs.[1]

Utilisations judiciaires du principe de précaution

Devant les tribunaux, le principe de précaution a déjà été soulevé lors de décisions qui relèvent de la santé publique. Trois cas ont retenu notre attention dernièrement. Le principe de précaution y est mentionné parce qu’il s’accorderait à l’esprit de l’article 51 de la Loi sur la santé et la sécurité au travail : « L’employeur doit prendre les mesures nécessaires pour protéger la santé et assurer la sécurité et l’intégrité physique et psychique du travailleur ».

Le 13 mars 2021, le Tribunal administratif du travail a statué en faveur de deux syndicats de travailleurs de la santé, qui demandaient notamment que les établissements de santé fournissent des masques N95 aux travailleurs mobilisés en zones tiède ou chaude. Dans les hôpitaux, différents secteurs séparent les patients positifs à la Covid-19 des autres patients. Les zones froides sont réservées aux patients négatifs à la Covid-19, les zones tièdes sont réservées aux cas suspectés, alors que les zones chaudes sont réservées aux cas de Covid-19 confirmés. Avant cette décision, les masques N95 étaient uniquement imposés en zone chaude lorsqu’il y avait au minimum deux cas confirmés de Covid-19. Durant les procédures, l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) a soutenu que ses recommandations représentaient l’état de la science et que, par conséquent, le seul mode de transmission de la Covid-19 scientifiquement reconnu était celui du contact-gouttelette. Dans sa décision, le juge Philippe Bouvier a affirmé que l’INSPQ n’a pas tenu compte du principe de précaution puisque plusieurs études scientifiques fournissaient désormais des preuves de la transmission aérienne de la Covid-19 et que des organismes comme l’Organisation mondiale de la Santé jugeaient l’utilisation des masques N95 adéquate pour prévenir le risque de contamination par transmission aérienne. Ainsi, concernant leur utilisation, le juge Philippe Bouvier considérait que les bénéfices pour les travailleurs l’emportaient sur les inconvénients.

Le 15 novembre 2021, le Tribunal d’arbitrage a répondu à un grief déclaratoire déposé par l’Union des employés et employées de service et les services ménagers Roy Ltée. Il avait pour mandat d’étudier la conformité juridique de la demande faite par certains clients de l’entreprise qui désiraient exiger que les employés d’entretien ménager soient adéquatement vaccinés. Dans sa décision, l’arbitre Denis Nadeau a accepté que les employeurs recueillent le statut vaccinal de leurs employés, dans un cadre limité. Il y affirmait que :

l’élimination à la source des dangers pour la santé, la sécurité et l’intégrité physique des travailleurs, ainsi que le principe de précaution, se révèlent, en raison de leur caractère essentiel, des assises factuelles et juridiques permettant de justifier l’atteinte à la vie privée des personnes salariées concernées.

C’est-à-dire que les avantages d’exiger que les employés d’entretien ménager soient adéquatement vaccinés par mesure de précaution excèdent les inconvénients de cette mesure sur la vie privée des travailleurs.

Le 3 février 2022, le Tribunal administratif du travail a rendu une décision en défaveur d’une employée d’un centre de la petite enfance qui demandait un retrait préventif sous la recommandation de son médecin, lequel estimait qu’elle était à risque de complications graves, en raison de son asthme, si elle devait être infectée à la Covid-19. Dans un rapport médical, son médecin a référé au principe de précaution pour expliquer le retrait de l’employée. Le tribunal n’a toutefois pas été convaincu par les arguments de la plaignante. L’employée a aussi présenté comme preuve deux documents de l’INSPQ, dont une directive selon laquelle le jugement d’un médecin sur la vulnérabilité de son patient ne devrait pas être remis en cause. Tout de même, la juge n’a pas considéré cette directive dans son jugement, puisqu’elle y affirmait que « l’opinion de l’INSPQ sur la primauté du jugement du médecin traitant ne saurait lier le Tribunal quant à l’analyse qu’il doit effectuer dans le cadre d’un litige porté devant lui ». Finalement, l’employé n’a pas réussi à démontrer que sa situation représentait un danger au sens de la Loi et le principe de précaution ne représente pas à lui seul une preuve assez forte, surtout que le risque zéro n’est pas l’objectif visé par un retrait préventif.

Ces décisions peuvent soulever des questionnements éthiques quant à l’utilisation de la science par les tribunaux. Les juges sont appelés à interpréter des études scientifiques, comme dans le cas du premier jugement à propos des masques N95. Il est d’ailleurs possible de se questionner sur la validité du jugement scientifique de ceux-ci en contexte d’incertitude. Les juges ont-ils les connaissances scientifiques requises afin de trancher sur le caractère probant ou non de recommandations scientifiques? Et sinon, comment s’assurer qu’ils soient suffisamment outillés pour tenir compte du degré d’incertitude des informations scientifiques?

 

[1] WEIR, Erica; SCHABAS, Richard ; WILSON, Kumanan et MACKIE, Chris (2010), « A Canadian Framework for Applying the Precautionary Principle to Public Health Issues », dans Revue Canadienne de santé publique, 101, 5, p. 396-398.

Si l’enregistrement des fichiers de témoins est activé sur votre navigateur, la visite de ce site placera un fichier de témoins sur votre ordinateur, ou un fichier de témoins sera lu si vous avez déjà visité ce site auparavant. Notre utilisation des fichiers de témoins vise uniquement à améliorer votre expérience comme utilisatrice ou utilisateur sur le site Web de la Commission.