Commission de l'éthique en science et en technologie

La décision automatisée au sein des plateformes numériques : enjeux pour la collaboration en milieu de travail

16 décembre 2022 Intelligence artificielle, Technologies de surveillance, Administration publique, Travail et emplois

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Dans plusieurs milieux de travail, les gestionnaires recourent de plus en plus aux algorithmes, dont ceux basés sur l’intelligence artificielle, pour assurer la gestion des employés. Dans certains cas, ces pratiques peuvent aller jusqu'à l'automatisation partielle ou complète des décisions. Dans ce dernier scénario, la gestion des ressources humaines (GRH) ne se limite plus à consulter un algorithme qui va prédire les tendances futures, mais bien à l’un qui va prescrire, sans intervention humaine, la piste d’action la plus avantageuse.

Ces décisions automatisées sont notamment répandues dans les plateformes numériques de mise en relation des travailleurs et des clients, comme Uber et DoorDash. Dans ce type de plateformes, l’algorithme traite une grande quantité d’informations, incluant celles sur les compétences et les comportements des travailleurs ainsi que sur les commentaires des clients ayant reçu un service, pour procéder à la gestion de la main-d’œuvre. Il améliore sa précision en continu suivant un mode d’apprentissage automatique. L’algorithme distribue les tâches, évalue le service, favorise certains comportements, détermine la compensation et sanctionne les travailleurs. Les témoignages des travailleurs illustrent comment l’algorithme détermine le tarif du service selon l’achalandage ou peut, dans certains cas, suspendre un travailleur, sans lui demander sa version des faits, à la suite d’un seul commentaire négatif d’un client. Les décisions automatisées sont opaques la plupart du temps. En effet, le chemin décisionnel des algorithmes peut être difficilement retraçable et explicable.

En nous limitant à l’analyse de la décision automatisée au sein des plateformes numériques, nous présenterons, dans les prochaines lignes, les implications de ce mode de gestion pour les relations de travail et les enjeux qu’il soulève pour la collaboration en milieu de travail.

 

Répercussions de la décision automatisée et obstacles à la collaboration

Une dimension éthique des actions des plateformes numériques concerne la collaboration en milieu de travail, laquelle est particulièrement mise à mal par le fonctionnement des plateformes numériques qui ne favorise pas la transparence de la gestion et de l’évaluation des employés, créant ainsi un contexte d’asymétrie de pouvoir entre les travailleurs et la direction de la plateforme. En effet, face au caractère opaque de la décision automatisée, les employés sont parfois forcés de développer des pratiques néfastes à un climat de travail sain, puisqu’ils tentent de se conformer aux exigences de l’algorithme. À titre d’exemple, les travailleurs s'efforcent d’être discrets, craignant de faire l’objet d’une décision automatisée de suspension ou d’interdiction d’utilisation de la plateforme. Ils s’abstiennent de mentionner, lors de la communication par écrit avec l’employeur, des mots qui peuvent être suspects pour l’algorithme ou d’exprimer des préoccupations, même s’il s’agit d’un problème technique dans le système de l’employeur. D’autres pratiques découlant de l’absence de transparence sont liées à la nature indéchiffrable des critères d’évaluation du rendement des employés utilisés par l’algorithme. Par exemple, l’évaluation peut être négative sur la base des facteurs non liés au travail lui-même, comme l’absence d’un commentaire du client, et ce, indépendamment de la qualité réelle du travail. L’absence d’échanges transparents avec l’employeur incite ainsi les travailleurs à chercher des astuces pour éviter une évaluation négative par l’algorithme.

La décision automatisée au sein des plateformes numériques soulève aussi des enjeux d’asymétrie de pouvoir entre les travailleurs et la direction. L’expansion de la collecte de données place les travailleurs dans une position de vulnérabilité, l’employeur ou le gestionnaire bénéficiant d’un accès privilégié aux données qui les concernent, alors qu’il peut être difficile pour eux de connaître l’étendue de la collecte ou les objectifs poursuivis par les pratiques de suivi et de surveillance opérées à leur endroit. 

Cette asymétrie est d’autant plus importante étant donné le contexte actuel où les travailleurs de plateformes numériques ne jouissent pas des mêmes droits et protections que les travailleurs salariés. Les lois du travail s’appliquant aux organisations traditionnelles reconnaissent les intérêts distincts des travailleurs et la nécessité d’avoir des modes de transmission réciproque d’informations. Par exemple, lorsqu’un travailleur acquiert le statut juridique de salarié au sens du Code du travail, il est en mesure de former un syndicat avec ses collègues, puis de négocier collectivement une entente avec l’employeur. Les espaces de concertation pour le partage des points de vue et la considération des plaintes existent également dans les milieux non syndiqués, notamment en vertu des comités formés conjointement par l’employeur et les salariés. Or, les plateformes numériques échappent encore aux règles appliquées aux organisations traditionnelles. En l’absence de ces espaces de collaboration encadrés par la loi, la plateforme d’Uber pouvait, à titre d’exemple, se permettre d’exiger à un chauffeur de taxi la résolution des différends par un arbitrage coûteux aux Pays-Bas.

 

Favoriser la collaboration pour les travailleurs de plateformes numériques :

Une question éthique importante demeure de savoir comment bénéficier des apports des plateformes numériques tout en favorisant la collaboration dans le milieu de travail. Parmi les solutions envisageables pour promouvoir la collaboration, mentionnons certaines initiatives légales qui ont émergé récemment afin de rééquilibrer le pouvoir et d’assurer une plus grande transparence entre les travailleurs et la direction des plateformes. En Ontario, Uber a conclu une entente avec un syndicat afin que ce dernier représente les chauffeurs de la plateforme si, à titre d’exemple, leur compte est désactivé. En France, la voie judiciaire a mené à la reconnaissance, par la plus haute instance judiciaire, du statut de salarié aux travailleurs de deux plateformes numériques. En d’autres États, le gouvernement a privilégié la voie législative. En Espagne, par exemple, une loi a reconnu le statut de salarié aux travailleurs de plateformes. Ces dernières sont obligées de partager de l’information concernant la façon dont l’algorithme fonctionne et affecte les conditions de travail.

S’il est vrai que l’automatisation de la décision peut répondre à des objectifs d'efficience et de contrôle organisationnel souvent poursuivis par les employeurs, elle n’est pas sans coût en termes de pratiques néfastes à un climat de travail sain. Il convient de s’interroger sur ces objectifs, de bien évaluer les enjeux soulevés par la décision automatisée et de souligner certaines solutions légales qui améliorent la relation employeur-employé.  

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