Commission de l'éthique en science et en technologie

La science climatique devant les tribunaux : un nouveau front dans la lutte aux changements climatiques

Devant la léthargie de l'ensemble des acteurs de la société qui peinent à mettre de l’avant des mesures ambitieuses de réduction d’émission de gaz à effet de serre (GES), plusieurs militants environnementaux et groupes de citoyens se sont tournés vers le pouvoir judiciaire et ont entamé des poursuites visant à forcer l’action des gouvernements et des entreprises polluantes.

2 novembre 2022 Environnement, Science ouverte et participative, Crise climatique

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La judiciarisation de la lutte aux changements climatiques

On assiste depuis un peu moins d’une dizaine d’années à une véritable explosion du nombre de litiges climatiques portés devant les tribunaux. Le Sabin Center for Climate Change Law a mis sur pied une base de données répertoriant les poursuites climatiques. Leur nombre s’élève aujourd’hui à plus de 2100 (environ 1500 aux États-Unis et 600 ailleurs dans le monde). Examinant cette situation, un rapport des Nations Unies produit en 2020 conclut que la judiciarisation de la lutte aux changements climatiques est un phénomène bien ancré et que les litiges climatiques joueront un rôle central dans les années à venir.

Les poursuites climatiques prennent plusieurs formes. Certaines visent à faire valoir les droits environnementaux des individus et des collectivités et allèguent que l’inaction des gouvernements en terme de réduction des GES menace ces droits. Aux Pays-Bas, les tribunaux ont ainsi reconnu en 2015 que le gouvernement devait fortement et rapidement réduire ses émissions. Au Canada, le groupe Environnement Jeunesse a présenté un recours collectif au nom de tous les moins de 35 ans contre le gouvernement fédéral alléguant que l’inaction de ce dernier portait atteinte aux droits des jeunes.  (voir aussi cet éthique hebdo sur le cas de l’aéroport Heathrow à Londres).

D’autres poursuites portent sur la responsabilité des entreprises pour des dommages liés aux changements climatiques. L’idée ici est de recourir à la science climatique pour identifier la part causale de certaines entreprises dans le réchauffement climatique, lequel précipite certains événements climatiques extrêmes. Dans l’affaire Lliuya c. RWE AG, un fermier péruvien poursuit la compagnie allemande RWE pour sa contribution aux changements climatiques, lesquels sont partiellement responsables de la fonte d’un glacier.

Les juges comme gardiens de la science : quelques défis

Dans toutes ces poursuites, la science joue un rôle fondamental. Cela n’a rien de surprenant. En effet, si l’on assiste à une explosion du nombre de litiges relatifs au climat, c’est non seulement parce que les mesures de réduction et d’adaptation promues par les gouvernements sont vues comme n’étant pas à la hauteur de l’urgence climatique, mais également parce que les tribunaux sont perçus comme un forum plus hospitalier à la science que l’agora publique des démocraties modernes. Dans un contexte marqué par la montée d’un certain populisme antiscience, on peut en effet comprendre que certains se tournent vers les tribunaux, où les juges doivent agir comme « gardiens de la science » afin d’éviter que des éléments de pseudoscience se voient accorder une valeur probante.

Toutefois, l’usage de la science climatique dans les tribunaux ne va pas sans soulever d’importantes questions. Tout d’abord, la science climatique évolue très rapidement et il peut être ardu pour les juges d’exercer leur rôle de gardiens lorsqu'ils sont confrontés à de nouvelles théories scientifiques. Le juge peut adopter différentes attitudes face à l’expertise scientifique qui est présentée en guise de preuve dans un procès. Le juge peut bien entendu adhérer à l’expertise scientifique, en observant un consensus scientifique ou la force de la conviction des experts. Mais en déférant ainsi à des experts dont les connaissances sur un sujet pertinent dépassent celles du juge, ce dernier risque d’introduire une part d’opacité dans le droit, puisque certains éléments du jugement échappent à la pleine compréhension des profanes. Or, on s’entend pour dire que dans les sociétés libérales et démocratiques, la légitimité du pouvoir coercitif de l’État dépend de la justification publique des lois et institutions politiques au sens où cette justification doit être appuyée par des raisons accessibles à tous.

Mais le juge doit parfois évaluer la fiabilité d’opinions scientifiques qui sont divergentes ou d’opinions fondées sur des théories émergentes. Il doit alors s’appuyer sur sa propre compréhension de la méthode scientifique afin d’adopter un point de vue expert plutôt qu’un autre ou de rejeter l’opinion de certains experts. Or, lorsque le juge se mue ainsi en scientifique, il y a un risque d’errement, un risque d’adopter une théorie fallacieuse ou de rejeter une nouvelle théorie qui est fondée en faisant preuve d’un trop grand conservatisme. Plusieurs scientifiques estiment ainsi qu’il y a un écart de la preuve (evidentiary gap), un fossé qui sépare l’état de la science climatique et l’usage qu’on en fait devant les tribunaux. Ils soulignent que dans plusieurs litiges climatiques, la cour n’a pas examiné ou a rejeté des preuves fondées sur les récents développements en science de l’attribution, par lesquels on serait capable, depuis quelques années, d’attribuer la responsabilité causale pour des parts précises du réchauffement climatique à une source précise (source attribution) ou de démontrer que des événements climatiques extrêmes précis sont causés par un certain niveau d’augmentation des températures (extreme event attribution).

 

Littératie scientifique et inclusion de tous les savoirs

Pour assurer le bon usage de la science dans les tribunaux, il va de soi qu’il faut entretenir la littératie scientifique des juges. Au Canada comme aux États-Unis, les associations professionnelles de juristes ont ainsi publié des manuels scientifiques à l’intention des juges. Mais il est difficile d’assurer une mise à jour continue de ces manuels et d’éviter les écarts avec l’état changeant de la science. C’est pourquoi, afin de bonifier la littératie scientifique de la profession légale, certaines initiatives qui visent à rapprocher les scientifiques et les juristes ont vu le jour. Par exemple, la Union of Concerned Scientists a mis sur pied le Science Hub for Climate Litigation afin de mieux arrimer les prises de données, les enquêtes et les résultats de recherche aux besoins des poursuites climatiques.

Toutefois, les efforts de promotion de la littératie scientifique ne doivent pas se limiter à la profession juridique. Ils doivent aussi viser l’ensemble des citoyens si l’on veut préserver la confiance envers les tribunaux. Un équilibre entre litige et législation doit aussi être assuré pour éviter un basculement vers l’activisme judiciaire; une conception controversée du rôle des juges affirmant que ceux-ci peuvent, lorsqu’ils décident un cas, aller au-delà des lois écrites et des interprétations établies pour faire respecter certaines valeurs et principes en créant de nouveaux droits ou en donnant de nouvelles interprétations aux lois. Or, le maintien de cet équilibre nécessite également une plus grande littératie scientifique chez l’ensemble des citoyens, celle-ci allant de pair avec un plus grand soutien aux initiatives législatives de réduction et d’adaptation. Il semble donc que notre compréhension de l’interface droit-science gagne à s’inspirer des modèles coopératifs d’interface science-société fondés sur la science citoyenne. Ces modèles favorisent l’inclusion et la participation des citoyens dans la définition des enquêtes et visent à produire des résultats socialement utiles. Ils semblent par ailleurs avoir un effet bénéfique sur la littératie scientifique et sur les attitudes des participants envers la science.  

Enfin, il ne faut pas perdre de vue que le processus de scientifisation du droit soulève certaines questions de justice épistémique, c’est-à-dire des questions liées au traitement des personnes en tant que productrices et utilisatrices de connaissances. Cette scientifisation vient avec un risque de hiérarchisation des types de données et de savoirs. Tout en se méfiant de la pseudoscience, il faut ménager une place dans les preuves scientifiques admises en cour pour des savoirs qui ne relèvent pas nécessairement des sciences pures et des sciences quantitatives, tels que les savoirs traditionnels autochtones et les sciences sociales. À ce titre, nous soulignons qu’en présentant son Science Hub for Climate Litigation, la Union of Concerned Scientists rappelle qu’il importe que les jugements sociétaux sur la responsabilité pour les changements climatique soient également informés par l’expertise en éthique!