Ce serait en Allemagne, à la fin des années 60, que l’on retrouve les balbutiements du principe de précaution. Appelé Vorsorgeprinzip, ce principe juridique s’applique alors presque exclusivement au domaine de l’environnement. Le philosophe allemand Hans Jonas a contribué à la diffusion du principe de précaution, qu’il a formulé dans Le principe responsabilité, livre publié en 1979. L’intérêt pour ce principe s’étend ensuite au reste de l’Europe, pour finalement tailler sa place dans le droit international à la fin du XXe siècle.[1]
Depuis, le principe sert à guider des décisions et à orienter les débats publics dans le domaine de l’environnement, mais aussi dans les domaines de l’alimentation ou de la santé publique, comme c’est le cas pour les débats sur les OGM ou ceux à propos du taux de Nickel dans l’air à Québec, par exemple. Toutefois, l’utilisation large du principe de précaution est souvent critiquée, parce qu’on lui donne plusieurs définitions et usages. Par conséquent, certains considèrent que le principe de précaution a un caractère vague.
Le principe de précaution a souvent été défini de manières différentes, mais il est possible de reconnaitre certaines composantes générales à travers les multiples définitions. Dans cet Éthique hebdo, nous vous présenterons différentes définitions du principe de précaution, ainsi qu’une analyse des différentes composantes nécessaires à ces définitions, proposée par Per Sandin.
Définitions du principe de précaution
On peut distinguer trois conceptions différentes du principe de précaution, qui vise à orienter l’action dans les situations d’incertitude scientifique. Une définition du principe de précaution peut avoir une conception faible, médiane ou forte. Ces conceptions se distinguent par leur degré d’incertitude, leur degré d’obligation et leur degré de rigidité.
Premièrement, la conception faible du principe de précaution recommande l’intervention – sans toutefois l’exiger – uniquement lorsqu’un nombre élevé de preuves d’un préjudice potentiel est disponible. La Déclaration de Rio sur l'environnement et le développement, adoptée lors de la conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement, qui s’est déroulée du 3 au 14 juin 1992, met en avant une conception faible du principe de précaution. Le principe 15 de cette déclaration affirme que :
Pour protéger l'environnement, des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les États selon leurs capacités. En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement.
Une conception faible du principe de précaution considère que « l'incertitude ne justifie pas l'inaction et permet une réglementation en dépit de l'absence de preuves scientifiques complètes liées à un danger particulier. » Dans ce cas, l’intervention doit être effectuée en fonction des capacités des États.
Deuxièmement, il est possible d’adopter plutôt une conception médiane du principe de précaution. Selon cette conception, « l'incertitude justifie l'action et permet une réglementation même si les relations de cause à effet ne sont pas complètement établies » On retrouve cette conception dans la Charte de l’environnement française :
Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.
Cette deuxième définition intègre le principe de proportionnalité selon lequel les risques ou les inconvénients possibles d’une mesure ne devraient pas être plus grands que les conséquences liées au problème qu’elle vise à résoudre.
Troisièmement, la conception forte du principe de précaution force l’intervention afin de prévenir les activités potentiellement nuisibles. Elle place la responsabilité d’atténuer l’incertitude des risques associés à une action sur son promoteur. C’est-à-dire que le principe de précaution doit être appliqué tant que l’absence de danger d’une action un d’un produit n’a pas été prouvée par les instigateurs de l’action ou du produit.[2] C’est le cas de la Déclaration de Wingspread sur le principe de précaution, qui a été adoptée par des activistes écologiques et des universitaires en 1998 :
Lorsqu'une activité a pour effet de représenter une menace pour la santé humaine ou l'environnement, des mesures de précaution doivent être prises même si des relations de cause à effet ne peuvent pas entièrement établies de manière scientifique. (Traduit de l’anglais)
Bref, une conception forte du principe de précaution estime que « l'incertitude rend nécessaire une réglementation tant que l'absence de danger n'a pas été prouvée. »[3]
Les principales composantes du principe de précaution
Étant donné la multitude de conceptions différentes attribuées au principe de précaution, certains chercheurs, comme Per Sandin, ont proposé une analyse de ses différentes composantes. Selon Sandin, ce principe comprend quatre parties principales: la menace, l’incertitude, l’action et le commandement. Dans ses travaux, Sandin formalise son analyse du principe de précaution ainsi :
Si une menace (1) représente un certain niveau d’incertitude (2), alors une certaine action (3) est obligatoire (4).[4]
Par exemple, dans la définition du principe de précaution de Rio, la menace fait référence au « risque de dommages graves ou irréversibles » et l’incertitude à « l'absence de certitude scientifique absolue ». Lorsque les deux premières dimensions atteignent un certain seuil, des actions doivent être prises. Ce seuil peut changer selon les définitions et selon l’impact des variables de menace et d’incertitude. C’est la raison pour laquelle une plus grande incertitude peut justifier l’inaction, malgré des dommages potentiels d’une grande ampleur. Dans la définition de Rio, l’action correspond à « l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement ». Finalement, le commandement fait référence au statut juridique ou contraignant du principe de précaution. Selon la Déclaration de Rio, « des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les États selon leurs capacités ».
Selon Sandin, un défi majeur empêche la mise en œuvre du principe de précaution : l’imprécision dans la formulation des dimensions de « menace », d’« incertitude », d’« action » et de « commandement ». C’est cette imprécision qui permet l’éventail de différences entre les conceptions et définitions du principe de précaution. Sur le plan éthique, il est nécessaire de clarifier ce principe pour des raisons de prudence et de responsabilité, compte tenu du caractère de plus en plus irréversible et imprévisible des conséquences des actions humaines sur l’environnement.
Le principe de précaution est utilisé en Cour lorsqu’il est question de désaccords qui concernent des enjeux environnementaux ou de santé publique. De plus, de nombreux gouvernements mondiaux ont aussi utilisé ce principe afin de justifier la restriction de certains droits individuels lors de la pandémie de Covid-19. Nous discuterons de ces applications dans les prochains textes de cette série sur le principe de précaution.
[1] LARRÈRE, Catherine (2003) « Le principe de précaution et ses critiques », dans Innovations, 2, 18, p. 9-26.
[2] GUIDA, Alessandra (2021) « The precautionary principle and genetically modified organisms: A bone of contention between European institutions and member states », dans Journal of Law and the Biosciences, 8, 1.
[3] BOURGUIGNON, Didier (2015) « Le principe de précaution : définitions, applications et gouvernance », pour le Service de recherche du Parlement européen.
[4] SANDIN, Per. (1999) « Dimensions of the Precautionary Principle », dans Human and Ecological Risk Assessment, 5, 5, p. 889–907.