Commission de l'éthique en science et en technologie

Valoriser les savoirs traditionnels dans la lutte aux changements climatiques

La CEST a publié le 7 juin dernier un document de réflexion portant sur l’utilisation de la science par les décideurs publics. Ce document met en exergue l’importance que les sociétés démocratiques valorisent davantage la participation de la société civile et des savoirs portés par celle-ci. Nous proposons aujourd’hui, en lien avec ce thème, une brève analyse de quelques enjeux entourant la valorisation des savoirs traditionnels ou autochtones.

23 juin 2022 Environnement, Sciences et politiques publiques, Crise climatique

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Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) soulignait, dans la seconde partie de son sixième rapport publiée en mars dernier, que la prise en compte des communautés autochtones et de leurs savoirs était maintenant incontournable afin de limiter les impacts à long terme des changements climatiques. En effet, les changements climatiques ont des effets qui varient grandement en fonction des écosystèmes, et les mesures d’atténuation et d’adaptation à ces changements se doivent d’être adaptées à ces différentes réalités. Or, les communautés autochtones sont souvent porteuses de pratiques et de savoirs qui témoignent d’une longue adaptation et d’une compréhension approfondie des écosystèmes locaux. Toutefois, le recours à ces savoirs afin de lutter contre les changements climatiques soulève de nombreux enjeux éthiques, relatifs notamment à l’autodétermination des peuples autochtones ainsi qu’à l’arrimage entre les savoirs traditionnels et la science « occidentale ».

Concilier science et savoirs traditionnels

Les savoirs traditionnels ou autochtones, bien que comportant à certains égards des pratiques de classification, d’expérimentation et de formulation d’hypothèses, demeurent généralement éloignés des méthodes et des pratiques scientifiques dominantes. En effet, les savoirs traditionnels sont plus souvent qualitatifs (plutôt que quantitatifs), sont intimement rattachées à des lieux précis (plutôt que d’être généralisables) et sont généralement transmis de manière orale d’une génération à l’autre. De surcroit, ces connaissances sont « holistiques », c’est-à-dire qu’elles peuvent difficilement être séparées d’un ensemble plus large de pratiques, de récits, de symboles et de croyances.  

La valeur du savoir autochtone par rapport à la recherche scientifique est un sujet sensible, notamment en raison de l’histoire de la recherche en milieu autochtone, caractérisée par exemple par des pratiques d’échantillonnage et de collecte de données peu respectueuses des communautés concernées.  Si certains avancent encore aujourd’hui que la science est universelle, et que les connaissances autochtones relèveraient plutôt du mythe et des croyances, d’autres voient plutôt dans cette position un préjugé sur la supériorité du savoir occidental. Ne pas prendre en compte les connaissances sous prétexte qu’elles ne sont pas comparables ou complémentaires aux connaissances scientifiques relèverait d’une attitude colonialiste (au sens où cette attitude serait fondée sur une préséance du savoir porté par une culture dominante), et s’inscrirait dans une histoire de la recherche en milieu autochtone teintée de contrôle et d’appropriation.

Une telle opposition entre science et non-science mérite d’être nuancée. Il est par exemple bien démontré que certains savoirs s’inscrivant hors du cadre scientifique peuvent pourtant être utiles et pertinents non seulement pour les chercheurs, mais également pour les décideurs et la société civile. Tel que nous le mentionnons dans notre document de réflexion portant sur l’utilisation des informations scientifiques par les décideurs publics, certains savoirs professionnels (par exemple, le jugement d’un médecin ou celui d’un travailleur social), ou encore les connaissances « locales » d’une région ou d’un environnement naturel particulier (par exemple, une communauté de pêcheurs qui connaîtrait la répartition des espèces ou des courants marins dans une région donnée) ont le potentiel d’éclairer la prise de décision ou encore d’accompagner les chercheurs. En fonction des contextes, ces différentes formes de savoir peuvent compléter des données probantes, aiguiller la recherche scientifique lors d’un échantillonnage, ou encore mettre en lumière certains risques que les décideurs n’auraient pas envisagés.

Certes, la valorisation des savoirs traditionnels ne devrait pas mener à une romantisation des relations entre les autochtones et la nature, ni à une position relativiste qui tiendrait pour équivalentes toutes formes de connaissances. Toutefois, ces savoirs devraient être pris au sérieux, surtout considérant la capacité des communautés autochtones, de plus en plus reconnue et documentée, à assurer une saine gestion environnementale du territoire et à prévenir la perte de biodiversité observée à l’échelle mondiale. La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) reconnait d’ailleurs, depuis plus de 30 ans, le rôle crucial du savoir autochtone dans la conservation de la biodiversité terrestre, qu’il s’agisse par exemple de documenter la migration d’espèces ou encore de mettre en œuvre des pratiques agricoles traditionnelles favorisant la biodiversité.

Reconnaitre la valeur de ces savoirs est une chose ; les arrimer avec le monde de la recherche en est une autre. En plus de soulever plusieurs enjeux éthiques (que nous aborderons dans la prochaine section) la rencontre entre la science et les savoirs traditionnels comporte plusieurs autres obstacles: le dialogue peut par exemple s’avérer difficile en raison du langage, ou en raison des concepts mobilisés pour traiter ces connaissances. Il existe également un risque de trop « scientifiser » ces savoirs, et de les considérer en dehors des représentations du monde qui leur confère un sens.

De nombreux projet cherchent toutefois aujourd’hui à surmonter de tels obstacles. Par exemple, le Prairie Climate Centre de l’Université de Winnipeg a intégré cette année à son atlas interactif plusieurs données concernant les effets des changements climatiques sur les communautés des Premières Nations, des Inuits et des Métis du Canada. Le rapport présente par la même occasion des projets d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques réalisés conjointement avec ces communautés. Dans de tels contextes, des auteurs évoquent l’importance de favoriser la « co-production » des savoirs, signifiant par-là que les acteurs autochtones locaux devraient pouvoir participer conjointement à la construction de nouvelles connaissances. En effet, les différences entre la science et les savoirs traditionnels n’excluent pas qu’il puisse exister des points de rencontre entre ces différentes façons d’appréhender le monde, et que des compréhensions communes des problèmes et des phénomènes étudiés puissent émerger de ces collaborations.

Dignité et autonomie des peuples autochtones

La valorisation des savoirs traditionnels ou autochtones soulève notamment des enjeux relatifs au respect de la dignité et de l’autonomie des peuples autochtones. Ces valeurs sont d’autant plus cruciales étant donné l’histoire de la recherche en milieu autochtone et compte tenu du contexte politique actuel, caractérisé par la reconnaissance des torts causés par le colonialisme et par une volonté de réconciliation.  Non seulement les communautés autochtones devraient pouvoir gérer les territoires qu’elles habitent, mais elles devraient également détenir un contrôle significatif quant à l’orientation, à la réalisation et aux retombées des travaux de recherche se déroulant sur leurs territoires. Dans un contexte de valorisation des savoirs autochtones, le respect de la dignité et de l’autonomie se décline également en plusieurs autres principes, qui incluent le respect du consentement des communautés ainsi que le respect de la propriété intellectuelle autochtone. En ce qui concerne ce dernier principe, le Canada a mis sur pied en 2018 un programme de propriété intellectuelle autochtone, en vue notamment de prévenir l’appropriation de connaissances traditionnelles telles que les propriétés de plantes, d’huile ou d’autres ressources en vue de les breveter. En effet, les peuples autochtones devraient être libres de décider quels savoirs ils souhaitent partager et pouvoir profiter des éventuelles retombées associées à ces savoirs. À l’échelle mondiale, le Protocole de Nagoya vise un partage juste et équitable, entre les pays fournisseurs et les pays utilisateurs, des avantages découlant de l’utilisation des plantes, animaux, bactéries, ainsi que des savoirs autochtones (lutter contre la biopiraterie). Cependant, le Canada ne fait toujours pas partie des pays signataires du protocole.

Dans le contexte des changements climatiques, la question des savoirs autochtones soulève aussi des enjeux de justice et d’équité.  En effet, les zones les plus touchées par les effets néfastes des changements climatiques sont souvent des régions peuplées majoritairement par des peuples autochtones, ce qui risque d’aggraver des inégalités déjà bien présentes à l’échelle nationale et internationale. À titre d’exemple, les Inuits habitant le nord du Canada sont aux premières lignes des effets néfastes des changements climatiques, qu’il s’agisse de fonte des glaces, de migrations importantes d’espèces perturbant les écosystèmes ou d’érosion des rivières. Ces changements brusques perturbent déjà le mode de vie de populations qui font déjà face à de profondes inégalités à l’échelle du Canada, notamment en matière de santé et de déterminants socio-économiques.

En somme, l’urgence de la crise climatique et les risques qu’elle entraîne pour les peuples autochtones font en sorte que nous devrions redoubler d’efforts pour assurer une inclusion respectueuse, collaborative et équitable des savoirs autochtones. Ceci est d’autant plus vrai dans un contexte où nous avons plus que jamais besoin, afin d’assurer la préservation de l’environnement, d’une pluralité de réponses adaptées à la complexité et la diversité des conséquences des changements climatiques.

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