L’Éthique Hebdo du 20 mai 2022 a présenté les différentes techniques de géo-ingénierie, leurs risques respectifs ainsi que leurs enjeux en matière de responsabilité environnementale. Nous avons vu que certaines techniques visant à modifier l’albédo de l’atmosphère et à rediriger les rayons du soleil posent des risques environnementaux substantiels et comportent plusieurs incertitudes. Il suffit de penser à l’injection de dioxyde de soufre ou de sulfure d’hydrogène dans la stratosphère qui peuvent contribuer à déstabiliser l’équilibre climatique et à fragiliser la couche d’ozone. L’intérêt grandissant à l’endroit de ces technologies survient présentement dans un contexte où il semble de plus en plus impossible d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, dont celui qui vise à maintenir la température en dessous la barre des 2° Celsius (si possible en dessous de 1,5° Celsius) par rapport à l’ère préindustrielle. En effet, le dernier rapport du GIEC entrevoit que la température globale pourrait atteindre un seuil critique de 2,7° Celsius d’ici la fin du siècle.
Ces technologies posent des défis considérables à l’endroit de leur gouvernance mondiale. Modifier les cycles climatiques naturels peut générer des conséquences imprévisibles qui pourraient causer des torts importants aux pays les plus vulnérables ainsi qu’exacerber les tensions politiques sur le plan international. La Commission entend consacrer ce présent Éthique Hebdo au débat entourant la gouvernance internationale de la géo-ingénierie solaire, à savoir si un moratoire doit être imposé ou non sur toute recherche et développement en géo-ingénierie.
Moratoire sur la géo-ingénierie solaire
Depuis janvier 2022, plus de 340 scientifiques (dont environ 45 sommités internationales) provenant d’une cinquantaine de pays ont signé une lettre ouverte qui exige un moratoire immédiat sur la géo-ingénierie solaire et qui enjoint les gouvernements et l’Organisation des Nations Unies d’utiliser leur pouvoir politique afin de prendre immédiatement les cinq actions suivantes :
- Interdire tout financement public et international de la géo-ingénierie solaire
- Interdire toute expérimentation sur la géo-ingénierie solaire dans la nature
- Interdire tout brevet de géo-ingénierie solaire
- Ne pas déployer de la géo-ingénierie solaire provenant d’une tierce partie
- Ne pas soutenir l’établissement de politiques de géo-ingénierie solaire dans les institutions internationales, notamment le GIEC
Ces experts s’inquiètent de la normalisation actuelle de la géo-ingénierie solaire. En effet, la géo-ingénierie solaire a reçu l’appui de plusieurs scientifiques et institutions universitaires telle l’Université Harvard. En plus des risques et incertitudes en matière de préservation de l'environnement et de démobilisation quant aux actions visant à s'attaquer à la décarbonisation des économies et l'atteinte de la carboneutralité, les experts estiment que la géo-ingénierie « n’est ni nécessaire, ni éthique ou gouvernable sur le plan politique ».
Puisque la géo-ingénierie solaire peut affecter différemment un ensemble de pays, les auteurs soulignent qu’un système de gouvernance internationale devrait permettre de prendre des décisions complexes quant à la nature des interventions, leur intensité, leur durée en plus d’assurer un système de compensation pour les torts subis par certaines régions en fonction des bénéfices obtenus par d’autres.
Selon eux, l’état actuel du système politique international est à des années-lumière de pouvoir assurer une gouvernance internationale juste et inclusive de la géo-ingénierie solaire. Une gouvernance internationale acceptable de la géo-ingénierie exigerait que les pays les plus puissants confient la régulation de la géo-ingénierie solaire à des institutions internationales multilatérales dans lesquelles les pays qui sont les plus susceptibles de subir des conséquences négatives pourraient participer concrètement aux délibérations et même posséder un droit de veto effectif sur les décisions finales.
Les auteurs de la lettre ouverte présentent plusieurs barrières pouvant empêcher l’établissement d’une gouvernance mondiale assurant une participation démocratique, inclusive et juste. Ils estiment que les développements scientifiques sont largement décidés par une poignée de pays parmi les plus industrialisés. De plus, ils affirment que la structure profondément inégale des Nations Unies dans laquelle cinq pays possèdent un droit de veto au Conseil de sécurité enlève toute légitimité quant à la possibilité d’une régulation internationale de la géo-ingénierie solaire.
Puis, la lettre insiste sur le fait que l’évaluation des risques par les comités d’experts des pays les plus puissants n’est pas en mesure d’intégrer les valeurs et la sensibilité au risque qui peuvent largement différer d’une culture à une autre. Enfin, il existe un risque élevé que les États les plus puissants décident, de manière unilatérale ou sous forme de petite coalition, d’expérimenter des technologies de géo-ingénierie solaire, et ce, même si une majorité de pays s’y opposent.
Gouvernance juste et inclusive de la recherche en géo-ingénierie solaire
Tous ne sont pas d’accord avec le moratoire contre la recherche en géo-ingénierie solaire. D’abord, selon certains, l’idée selon laquelle la recherche serait effectuée de manière colonialiste serait, elle-même, colonialiste. Elle serait en effet souvent invoquée par des chercheurs de pays développés sans consultation avec d’autres experts de pays en voie de développement. La décision d’abandonner la recherche dès aujourd’hui serait une décision des États qui font actuellement de la recherche dans le milieu, soit des États du Nord. Les États du Sud n’auraient donc pas de mot à dire sur la question.
Ensuite, certains affirment que l’impossibilité de gouverner la recherche en géo-ingénierie n’est qu’une thèse qui reste à démontrer. Cesser toute recherche dans le domaine en attendant de prouver scientifiquement qu’une gouvernance mondiale est possible serait une réaction excessive et potentiellement dommageable, puisque certaines techniques de géo-ingénierie solaire pourraient peut-être permettre d’atténuer les effets des changements climatiques sur les populations humaines.
De plus, certains craignent qu’un moratoire sur la recherche en géo-ingénierie invite les États à poursuivre le travail dans le secret plutôt qu’au grand jour. Cela pourrait paradoxalement favoriser la création d’un monopole sur la géo-ingénierie solaire. Or, la dissimulation d’un secret requiert la protection des services de sécurité d’un État, ce qui, dans le cas de la géo-ingénierie, conduirait à une militarisation de la recherche. Si les percées scientifiques dans le domaine sont vues comme des informations sensibles et militaires, il sera difficile pour les États de concevoir la géo-ingénierie comme autre chose qu’une arme. Ainsi, certains croient qu’un moratoire sur la recherche en géo-ingénierie motivé par la peur que ces techniques soient détenues par une poignée d’États puissants et employées comme des armes aurait en fin de compte l’effet inverse.
Ainsi, plutôt que d’abandonner catégoriquement la géo-ingénierie solaire, certains suggèrent que l’on continue la recherche tout en s’assurant qu’elle soit réalisée à l’intérieur d’une gouvernance inclusive et équitable. Pour ce faire, certains estiment essentiel que les pays les plus avancés fournissent une aide financière et favorisent le développement de centres de recherche scientifique internationaux qui permettrait la participation effective de scientifiques, des décideurs publics et de la population civile provenant des États présumés « à risque » face à la géo-ingénierie solaire. Cette approche permettrait de favoriser la diversité des idées, la légitimité politique, la réduction des biais culturels et le développement de normes de comportements prosociaux à l’endroit de la géo-ingénierie solaire. Certains nous invitent également à envisager les possibilités qu’offre la mise en place d’une gouvernance mondiale de la géo-ingénierie en matière de construction et de consolidation de la paix entre les nations.
Orienter l’avenir
Le dilemme sur l’imposition d’un moratoire sur la géo-ingénierie solaire génère des divisions importantes entre les scientifiques, les décideurs et les citoyens du monde entier. Bien qu’elles divergent substantiellement, ces deux approches convergent sur plusieurs points. En effet, toutes deux estiment qu’il est tout à fait raisonnable de ne pas permettre le déploiement de technique de géo-ingénierie solaire tant et aussi longtemps que persisteront des risques et des incertitudes de grande ampleur. Ces deux grands camps convergent également vers un idéal commun, soit que les rapports entre les nations devraient être plus coopératifs et solidaires de manière à favoriser l’inclusion et la participation des acteurs les plus vulnérables dans la lutte globale et solidaire des humains de tous les pays contre les changements climatiques. Le chemin pour y parvenir apparait impossible pour le premier camp puisque le monde moderne est fragmenté et traversé par d’importantes inégalités de pouvoir. Le second camp est bien avisé de la difficulté d’atteindre cet idéal, mais préfère donner une chance aux possibilités offertes par les développements entourant la géo-ingénierie solaire. Une piste de consensus afin de réconcilier les deux camps pourrait être de tenter de mener une vaste consultation mondiale incluant les acteurs les plus vulnérables aux conséquences néfastes de la géo-ingénierie solaire et des changements climatiques afin de réellement connaitre leurs avis, leurs idées et propositions.