Depuis le 3 mars dernier, le MIT Technology Review a publié 3 articles présentant son enquête journalistique sur un programme de sécurité et de surveillance mis sur pied par des agences de sécurité américaines. Selon les déclarations publiques des autorités, le programme devait servir à maintenir l’ordre public en marge du procès pour meurtre d’un policier de Minneapolis, Derek Chauvin, en mars et avril 2021. Celui-ci était alors accusé d’homicide involontaire et de violences volontaires ayant entraîné la mort du citoyen afro-américain George Floyd. L’opération de surveillance a aussi secondairement porté sur les manifestations en lien avec le décès de Daunte Wright, abattu par un autre policier lors d’un contrôle routier dans la même ville pendant le procès de Derek Chauvin.
Une opération qui a dépassé sa portée officielle
L’enquête journalistique révèle que le programme, appelé Operation Safety Net, allait bien au-delà de ce qui avait été publiquement annoncé, tant sur le plan des moyens employés que de la durée et des objectifs de l’opération. De plus, elle révèle que les moyens octroyés exceptionnellement aux agences afin de maintenir l’ordre public ont été employés afin d’identifier et de surveiller secrètement des citoyens et journalistes qui n’étaient suspectés d’aucun crime ou méfait. Les informations recueillies étaient partagées entre les agences et forces armées locales et fédérales (ex. Département de la Sécurité intérieure, FBI, Garde Nationale, police municipale et de comté).
L’opération Safety Net a été présentée par le chef de la police de Minneapolis comme une démarche permettant aux forces de l’ordre de préparer une réponse adéquate en cas de débordements lors des manifestations (ex. émeutes, feux, pillages) ou en cas d’activités violentes de groupes extrémistes en marge du procès du policier.
De nombreux observateurs ont dénoncé la brutalité des interventions policières, les attaques préventives, les arrestations sans motifs ainsi que le recours abusif à la force et à des tactiques d’encerclement dans le cadre de Safety Net. 75 organisations ont joint leurs forces pour appeler à mettre fin à l’opération. De plus, la ville a dû dédommager des journalistes pour avoir été dispersés, mis en état d’arrestation et même détenus et photographiés (photos consignées dans les banques de données des agences) alors qu’ils étaient autorisés à couvrir les événements.
L’opération et les moyens exceptionnels permis devaient aussi être temporaires. Après la fin du procès, le verdict de culpabilité étant tombé en avril 2021, les autorités annonçaient qu’ils mettaient progressivement fin à l’opération d’ici la fin du mois. Or, selon les informations recueillies par les journalistes et contrairement aux déclarations officielles, elle aurait été secrètement active au moins jusqu’en octobre. Des indications laissent croire qu’elle serait même toujours active.
Des technologies de surveillance de pointe
Le recours à des technologies sophistiquées a permis de scruter les médias sociaux, de géolocaliser et pister des téléphones cellulaires, de prendre des photos et des vidéos de citoyens depuis des hélicoptères ou par drones (notamment des Predator utilisés en Iraq et en Afghanistan). Un système de reconnaissance faciale développé par la firme Clearview AI faisait aussi parti de l’arsenal (ce que les autorités avaient nié). Enfin, une application mobile, appelée Intrepid Response, permettait à la police de stocker des photos géolocalisées de citoyens, de les identifier rapidement et de partager en temps réel les informations avec les autres agences et forces de l’ordre.
Enjeux sur le plan de la vie privée, de l’égalité et des droits et libertés
Les agences et les forces de l’ordre justifient l’opération Safety Net et leur intrusion dans la vie privée des personnes par la nécessité de maintenir l’ordre public et d’assurer la sécurité civile. Cependant, une des craintes des observateurs et des experts est que ce type de surveillance serve aussi à identifier et contrecarrer des activités légitimes d’activisme et d’opposition politique. En effet, les interventions des agences de sécurité et des forces de l’ordre doivent faire la différence entre des activités menaçant la sécurité civile et nationale d’une part, et des activités d’activisme et d’opposition politique légitimes d’autre part.
Dans le cas qui nous occupe, le mouvement pour les droits civils et le mouvement Black Lives Matter sont principalement ciblés. Dans d’autres contextes, d’autres types d’activisme légitime sont traités semblablement : tactiques empruntées aux interventions antiterroristes, recours aux technologies de pointe, fichage et surveillance de citoyens pacifiques et de journalistes, etc. Les interventions entourant l’opposition au pipeline Dakota Access par des groupes sioux et des activistes environnementaux constituent à ce titre un exemple éloquent.
Les technologies de localisation et d’identification déployées auraient permis de violer le droit des citoyens de manifester en public anonymement (comme garanti par le premier amendement de la Constitution américaine et tel qu’interprété par la Cour Suprême). En effet, les listes de personnes à surveiller comprenaient de nombreux citoyens qui n’étaient suspectés d’aucun crime ou méfait, qui étaient de simples manifestants et journalistes avec leurs photos et informations personnelles. Or, les citoyens doivent pouvoir jouir de la liberté de conscience et d’expression, ainsi que du droit de manifester publiquement, de se réunir et de s’associer pour défendre des intérêts communs. L’entrave au travail des journalistes limite de surcroit la liberté de la presse, un des principes fondamentaux des systèmes démocratiques.
Le principe de non-discrimination devrait aussi prévaloir afin d’éviter de cibler des groupes en fonction de leurs opinions politiques ou leur appartenance ethnique, soit les défenseurs des droits civiques et les citoyens afro-américains dans le cas qui nous occupe.
Le cas Operation Safety Net met en relief deux phénomènes identifiés et analysés en études des technologies et en études sur la surveillance appelés function creep et mission creep. Le premier concept renvoie à une tendance à l’élargissement graduel et controversé des usages d’une technologie au-delà de son but premier. Le deuxième renvoie à une tendance à l'expansion graduelle et indésirable d'une intervention ou d'une mission, au-delà de sa portée ou de son objectif d’origine. Ces phénomènes ont comme caractéristique commune d’être des processus qui évoluent progressivement, souvent imperceptiblement. Pour cette raison, les groupes de défense des droits, les experts, les analystes, les journalistes et les citoyens doivent être vigilants et porter une attention particulière à ces risques de glissement préjudiciable.