Commission de l'éthique en science et en technologie

Le virage numérique dans le secteur agricole: des promesses à relativiser

Dans son Plan d’agriculture durable 2020-2030, le gouvernement du Québec mise sur le virage numérique en agriculture pour accompagner le développement d’une agriculture durable. Comment évaluer le projet d’agriculture numérique au regard de l’écosystème agroalimentaire et face aux nombreux défis de la production agroalimentaire? Quels sont les enjeux et questionnements éthiques soulevés par le virage de l’agriculture numérique?

17 février 2022 Agriculture et alimentation, Environnement, Crise climatique, Intelligence artificielle, Données numériques et massives

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Dans le but d’optimiser la production agricole, l’agriculture numérique ou l’agriculture de précision se présente comme une solution aux défis de la croissance de la production alimentaire et de la préservation de l’environnement durement éprouvé par l’agro-industrie. À l’instar de la France, le Québec a aussi son incubateur d’agriculture numérique avec sa zone agtech réunissant entrepreneurs, entreprises numériques et le milieu de recherche. Dans son Plan d’agriculture durable 2020-2030, le gouvernement du Québec mise d’ailleurs sur le virage numérique en agriculture pour accompagner le développement d’une agriculture durable. Les investissements en agriculture numérique qui y sont annoncés ont pour principaux objectifs d’améliorer l’efficience, la productivité et les gains environnementaux des entreprises. En misant sur l’innovation numérique pour développer des pratiques agroenvironnementales performantes et responsables, il s’agit pour le gouvernement d’assurer la compétitivité du secteur agricole québécois.

Récemment l’OBVIA, IVADO  et Forum IA ont publié leur livre blanc portant sur la valorisation des données numériques du bioalimentaire, dans lequel il était mentionné que les transformations numériques «entraînent directement des effets sur la productivité et la compétitivité des entreprises québécoises et, plus largement, sur la souveraineté alimentaire et numérique du Québec».  Si la crise environnementale a mis en lumière les limites des processus de production alimentaire intensifs et industriels , la crise sanitaire liée à COVID-19 a, pour sa part, révélé les incertitudes quant à l’autonomie l’alimentaire, c’est-à-dire à nos capacités d’approvisionnement alimentaire. 

Comment évaluer le projet d’agriculture numérique au regard de l’écosystème agroalimentaire et face aux nombreux défis de la production agroalimentaire? Quels sont les enjeux et questionnements éthiques soulevés par le virage de l’agriculture numérique?

Qu’est-ce que l’agriculture numérique ou de précision ?

Le numérique et l’intelligence artificielle (IA) transforment de plus en plus l’ensemble du secteur agroalimentaire avec pour promesse de répondre efficacement aux enjeux que rencontre la production alimentaire. Les technologies de données et de l’intelligence artificielle permettraient notamment d’améliorer les procédés écologiques de production agricole en réduisant les intrants, en appuyant les décisions de gestion en fonction des variabilités estimées, en améliorant les conditions de travail des agriculteurs et en répondant aux défis de main-d’œuvre. Dans un futur proche, on avance que les fermes collecteront des millions de données quotidiennement, le milieu de l’agriculture devient ainsi une terre fertile pour l’innovation numérique. L’agriculture numérique ou de précision  renvoie à un vaste champ d’outils technologiques allant des capteurs et des systèmes GPS aux appareils de guidage automatique et aux drones, en passant par des robots de désherbage ou de traite laitière par exemple. Les principales fonctions de ces outils sont l’automatisation de certaines tâches et le traitement des données en temps réel pour ajuster par exemple les besoins en fertilisant, déceler plus facilement la contamination des cultures ou encore évaluer et prédire des taux de rendement.  

Comme le soulignait le rapport du Conseil des technologies de l’information et des communications (CTIC) «[l]’impact du secteur de l’agroalimentaire sur l’environnement est important puisqu’il représente de 21 à 37 % des émissions mondiales de GES, 70 % de l’utilisation de l’eau douce, et plus de 50 % des terres habitables de la planète». Les auteurs de ce rapport ajoutent qu’en raison de l’importance du secteur agroalimentaire ce dernier représente un «important marché pour les entreprises de technologies agroalimentaires».

Certes, les outils numériques peuvent et pourront améliorer la performance de la production agroalimentaire. Cependant, les promesses de l’agriculture numérique doivent être évaluées relativement à la manière dont elles se développent, c’est-à-dire en tenant compte des acteurs et des forces de cet écosystème d’innovations, et ce, sans perdre de vue l’organisation du système agroalimentaire actuel. On constate que pour l’heure, le développement de l’agriculture numérique soulève un certain nombre d’enjeux éthiques, remettant ainsi en question les promesses de l’utilisation des technologies numériques en agriculture.

Des questionnements et des enjeux qui relativisent les promesses de l’agriculture numérique

Accroissement des inégalités entre les agriculteurs par la fracture de «précision» et la fracture numérique

Lorsqu’une solution se retrouve au cœur d’un plan d’action comme c’est le cas avec le numérique pour le développement de l’agriculture durable au Québec, il est opportun d’évaluer comment les acteurs de la production agroalimentaire bénéficieront de ces solutions. Pour ce faire, il faut tenir compte des contextes et des conditions réelles qui structurent le secteur agroalimentaire. Au Québec, au Canada et dans le monde, en plus d’assister à une diminution plutôt constante du nombre d’exploitations agricoles depuis plusieurs décennies, la tendance est que la taille des exploitations agricoles se polarise entre les petites fermes aux cultures plus diversifiées et plus nombreuses et les grandes fermes peu diversifiées (par exemple cultivant en monoculture) et en nombre plus restreint.

Dans son étude le CTIC, rapporte que la plupart des «entreprises qui fournissent des produits et des services d’agriculture de précision au Canada s’occupent de produits de grande valeur ou fabriqués à grande échelle, comme les oléagineux, les céréales et d’autres grandes cultures». Puisque ces outils technologiques nécessitent des investissements en capital importants, le retour sur l’investissement favorise les fermes de grande taille qui peuvent réaliser des économies d’échelles. L’agronome et analyste des données agro-environnementales, Corentin Leroux parle ainsi du risque d’alimenter la polarisation déjà présente entre les petites et grandes exploitations agricoles. C’est ce qu’il nomme la «fracture de précision», «où l’on trouverait d’un côté, des cultures industrielles dans un écosystème simplifié très largement suivies et accompagnées par les outils numériques […] et de l’autre côté des cultures plus diversifiées pour lesquelles les outils seraient […] mal adaptés à leurs opérations».

Si l’implantation de technologies peut permettre l’automatisation de certaines tâches comme le désherbage, par exemple, répondant ainsi au problème de la pénurie de main d’œuvre agricole, cette réponse risque donc de bénéficier inégalement aux producteurs agricoles. En effet, les robots fonctionnent actuellement sur des surfaces régulières et standardisées et les investissements en capital sont considérables pour les producteurs qui veulent lisser leurs surfaces cultivables. Le virage numérique comme solution à la pénurie de main d’œuvre dans le secteur agricole profitera donc davantage aux grandes fermes.  

S’ajoute à la fracture de précision, la fracture numérique en raison de l’inégalité d’accès et d’utilisation de l’internet. Ces inégalités d’accès peuvent toucher les agriculteurs d’une même juridiction, mais dans un système agroalimentaire mondialisé et libéralisé cette fracture exacerbe aussi les inégalités nord-sud.

Enfin, la fracture numérique renvoie également à l’écart entre d’un côté, les entreprises de l’agronumérique qui possèdent les technologies et les données numériques et qui ont l’expertise pour interpréter les résultats et, de l’autre côté, ceux qui n’ont pas accès au traitement des données, en l’occurrence les agriculteurs, et qui peuvent plus difficilement interpréter les résultats que leur proposent les outils numériques. Les enjeux de la propriété des données et de l’expertise numérique peuvent ainsi affecter l’autonomie des agriculteurs.

Sécurité et justice alimentaire

En favorisant la production alimentaire, l’agriculture numérique ou de précision est présentée comme une réponse aux enjeux liés à la sécurité alimentaire, qui se rapporte entre autres à un accès pour toutes et tous à de la nourriture suffisante, saine et nutritive. Le virage numérique promet ainsi de répondre aux défis de la croissance de la population mondiale et aux fluctuations des capacités de production dues aux bouleversements climatiques. Les fermes verticales, véritables laboratoires sans soleil et sans insecte, ont en effet un potentiel immense d’augmenter les capacités de production entre autres pour la production de verdure, de légumes et de fruits et ce sans égard à l’alternance des saisons. Pourtant, dans un article publié dans Global Food Security, les chercheurs Klerkx et Rose rappellent que les enjeux de la sécurité alimentaire ne relèvent pas uniquement des capacités de production alimentaire, mais des inégalités sociétales. Les solutions avancées pour augmenter la production alimentaire ne doivent pas faire l’économie du concept de justice alimentaire, définie comme la répartition juste et équitable des risques et bénéfices associés aux activités du système alimentaire entre tous ses acteurs.  

Préservation de l’environnement

L’agriculture numérique et de précision a pour avantage d’optimiser l’utilisation de l’eau et le recours aux pesticides et aux fertilisants. Or, selon Vincent Tardieu, journaliste et auteur du livre, Agriculture connectée, arnaque ou remède?, le recours à l’agriculture numérique serait trop récent pour disposer d’un recul et de bilans environnementaux nécessaires pour étayer les affirmations des entreprises agronumériques. Selon lui, les outils optimisent la consommation d’eau, d’engrais et de pesticides, mais ne réduiraient pas réellement les quantités totales utilisées. Du moins, les études et les données ne permettraient pas encore de démontrer les bénéfices environnementaux présumés par les entreprises développant ces technologies. Si l’agriculture numérique favorise la croissance de l’agriculture industrielle, les bénéfices environnementaux pourraient être en effet plutôt marginaux. L’agriculture numérique risque qu’alors de contribuer à retarder la mise en place à grande échelle de pratiques agricoles plus durables et justes tant sur le plan écologique que social.

Un autre enjeu peu considéré lorsque qu’on évalue les bénéfices de l’agriculture numérique est celui conséquences environnementales négatives liées aux technologies numériques dont la production est très gourmande en ressources non renouvelables et l’utilisation particulièrement énergivore. À cet effet, ni le livre blanc sur la valorisation des données numériques et les applications de l’IA dans le secteur bioalimentaire ni le rapport de Cirano sur les enjeux du numérique dans le secteur agricole ne tiennent compte des impacts environnementaux.

Conclusion

Les promesses de l’agriculture numérique et de précision visant à optimiser la production agroalimentaire vers des processus plus durables doivent être évaluées à l’aune des risques et des enjeux que sous-tend son développement. Autrement dit, il est nécessaire d’évaluer ces solutions en tenant compte de la distribution des bénéfices, des impacts environnementaux réels, des capacités à surmonter l’enjeu de la sécurité alimentaire, etc.  La fonction de l’agriculture dépasse largement les besoins alimentaires, elle joue notamment un rôle dans l’équilibre des écosystèmes écologiques et dans la manière d’habiter le territoire et de vitaliser les communautés. Même si plusieurs semblent fonder leurs espoirs sur l’agriculture numérique, celle-ci n’a pas le monopole de l’innovation. L’innovation consiste aussi à réévaluer nos modes de production et de consommation et à repenser l’organisation du système agroalimentaire de la terre jusqu’à l’assiette.

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