Commission de l'éthique en science et en technologie

Dialogue et coopération au sein de l’interface science-politique

Au cours des prochaines semaines, la CEST diffusera un document de réflexion permettant d’accompagner les décideurs publics, les élus et les membres de l’administration publique dans l’utilisation de la science dans l’élaboration des politiques publiques. Cette semaine, elle vous présente la suite de la réflexion entamée à l’automne passé sur les avantages de la participation citoyenne dans les controverses politiques et scientifiques (Éthique hebdo du 12 novembre 2021). Ces deux Éthique hebdos reprennent les grandes lignes des conférences présentées par son équipe lors de la journée mondiale de la philosophie organisée par l’UNESCO le 18 novembre 2021.

4 février 2022 Santé, Sciences et politiques publiques, Science ouverte et participative, Communication scientifique exacte et accessible, Pandémie de covid-19, Environnement

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Bon nombre de journalistes, de politiciens et d’experts ont récemment exprimé le besoin d’une plus grande indépendance de la Direction générale de la Santé publique  (DGSP) du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) dans la gestion québécoise de la pandémie. Le nouveau directeur national de santé publique par intérim (qui est aussi sous-ministre adjoint du MSSS) a pris l’initiative d’informer plus directement la population en organisant notamment des conférences de presse en « solo », sans la présence de membres de l’exécutif du Gouvernement du Québec.  La présente pandémie a certes contribué à faire avancer la réflexion sur la relation entre la science et la politique qui traverse l’ensemble des sociétés démocratiques modernes, réflexion qui exige le traçage des contours d’un juste partage des autorités entre la science, le politique et la société civile tout en favorisant des espaces fertiles de dialogue entre ces acteurs. 

Dialogue, coopération et partage des autorités

Le dialogue se traduit comme une entreprise de co-construction de sens entre deux ou plusieurs personnes. On dit souvent que ce qui distingue le dialogue d'autres formes de communication telles que le débat et la négociation est que sa pratique amène les acteurs en interaction à transformer leurs pensées et leurs points de vue à travers leurs interactions avec les autres. Plusieurs lieux de dialogues sont possibles à l’intérieur de l’interface science-politique. Il est important que les décideurs publics favorisent des espaces de dialogue avec les scientifiques et la société civile afin d’élaborer des politiques dans une perspective de bien commun. Les scientifiques ont également intérêt à entretenir des dialogues avec le monde politique et la société civile afin de bien saisir les besoins sociaux et d’enrichir la recherche scientifique. De leur côté, les citoyennes et les citoyens gagneraient à entrer en dialogue et à participer aux démarches ou aux expériences scientifiques ainsi qu’aux processus décisionnels afin de développer leurs vertus épistémiques, leurs vertus civiques et leurs compétences en termes de littératie scientifique.

Toutefois, dans le contexte de l’interface science-politique, le dialogue rencontre certaines limites épistémiques (limites liées aux connaissances scientifiques et à la compétence de les interpréter) et démocratiques (liées aux rôles et aux compétences des différents acteurs). C’est pour cette raison qu’on doit parler davantage de coopération que de collaboration. En ce sens, la coopération désigne une participation conjointe dans une entreprise commune tout en respectant les libertés, les droits et les différentes autorités qui sont conférés aux différents acteurs. Dans le cas de l’interface science-politique, le partage des autorités se divise en la responsabilité politique des décideurs publics, l’autorité épistémique des scientifiques et le droit de participation scientifique et politique des citoyens. Les zones de partage et d’autonomie se doivent donc d’être clairement définies pour que se réalisent des dialogues réellement fertiles et bénéfiques pour le bien commun. Débutons par la responsabilité et l’imputabilité des décideurs publics.

Responsabilité et imputabilité des décideurs publics

Dans le cadre d’une démocratie représentative, les décideurs publics sont imputables des décisions, des mesures et des politiques adoptées dans la sphère publique. Dans ce contexte, les avis des scientifiques peuvent participer à éclairer la décision, mais ce sont les membres des branches législatives et exécutives (élus par les citoyennes) qui, en dernière instance, prennent les décisions et qui en sont imputables. Par conséquent, la responsabilité des décisions liées aux mesures sanitaires, même lorsqu'elles sont éclairées par les avis de la DGSP, incombe aux élus. Il est alors important que les élus puissent justifier de manière transparente leurs décisions, notamment lorsque celles-ci vont à l’encontre des recommandations émises par des comités d’experts.

La responsabilité des décideurs implique aussi que ceux-ci assurent un suivi des conséquences positives ou négatives découlant des prises de décisions et des politiques adoptées, ce qui peut passer notamment par des processus d’évaluation de l’efficacité des politiques publiques adoptées.  

Les membres de l’administration publique participent de leur côté à l’élaboration de politiques et des services publics et gèrent des ressources publiques. Ils ont par conséquent la responsabilité de favoriser le bien commun et le respect des valeurs démocratiques (liberté, égalité et solidarité, mais aussi l’efficience) tout en rendant des comptes aux citoyens, aux législateurs ainsi qu’à leurs propres organismes ou ministères. 

Les décideurs publics ont également la responsabilité de générer les conditions favorables à la participation de la société civile aux délibérations éthiques afin que le citoyen puisse exprimer son point de vue, son propre vécu, sa priorisation de valeurs, ses connaissances et ses expertises. Les autorités doivent ainsi déployer les moyens nécessaires pour assurer une participation citoyenne diversifiée et pluraliste.

Enfin, les décideurs publics ont également la responsabilité de créer les conditions sociales et politiques favorables à la collaboration scientifique entre les chercheurs nationaux et internationaux. Il en va d’une question de solidarité internationale.

Respect de l’autorité épistémique des chercheurs

L’autorité épistémique des chercheurs devrait être reconnue et respectée par les décideurs et par l’ensemble de la société civile. Cette autorité épistémique peut se décliner de plusieurs manières. Elle peut porter par exemple sur la justification des méthodes de recherche et l’évaluation des certitudes et d’incertitudes scientifiques liées à l’objet de la recherche. L’autorité épistémique peut aussi s’exprimer à travers la participation à des débats propres à leurs expertises scientifiques.

Bien qu’il devrait exister des espaces de co-construction entre décideurs et scientifiques – par exemple en ce qui concerne le financement des priorités de recherche ou l’identification des meilleures pistes d’action pour résoudre une problématique sociale quelconque – c’est aux scientifiques que revient la légitimité de statuer sur l’état actuel des connaissances. Ainsi, bien qu’il soit de la responsabilité des décideurs publics d’être en mesure de délibérer et de prendre des décisions en s’appuyant sur des données scientifiques, les décideurs publics ne devraient pas avoir la prétention de déterminer ce qui constitue des certitudes ou des incertitudes scientifiques. Comme le mentionne le philosophe des sciences Étienne Klein, l’expertise des scientifiques vise à nous dire l’état des connaissances sur un sujet, ce qu’on connait sur ce qui est ou ce qu’on ignore, alors que le politique doit être en mesure de trancher, de prendre la décision finale et en assumer la responsabilité.

Dans le même ordre d’idées, le décideur ne dispose pas de l’autorité lui permettant de remettre en cause des connaissances pour lesquelles il existe un consensus scientifique. Par exemple, les décideurs publics n’ont pas l’autorité épistémique pour débattre de l’existence des changements climatiques d’origine anthropique. Une telle situation de consensus n’élimine toutefois pas la nécessité des délibérations éthiques entre scientifiques, décideurs, et la société civile concernant les meilleurs moyens à déployer pour contrer cette menace et les valeurs qui les sous-tendent. Dans cet exemple, la façon de répondre au problème des changements climatiques n’est pas évidente et devrait effectivement faire l’objet de délibérations au sein de l’interface science-politique.

Participation citoyenne

Dans les sociétés démocratiques (qui sont également représentatives), la légitimité politique repose sur le consentement des citoyennes et des citoyens qui délèguent temporairement et conditionnellement leur autorité à des représentants politiques. Dans ce contexte, les citoyennes et les citoyens sont libres et égaux et sont en droit de se prononcer sur leurs conditions sociales d’existences ainsi que sur les trajectoires futures de celles-ci. Pour être garantie, la participation citoyenne doit être encastrée dans des lois et des programmes spécifiques. On peut penser à des processus d’évaluation de projets publics obligeant la tenue d’assemblée populaire ou d’autres formes de participation de la part de la population ou des programmes de subventions scientifiques qui favorisent l’intégration des citoyens dans des projets de recherches.

Il existe différents modèles pour penser la relation entre la participation citoyenne et le respect de l’autonomie et de la liberté académique des chercheurs. Sur un continuum plutôt vaste, ces modèles vont d’un développement scientifique indépendant des besoins sociaux et de toute influence économique, politique ou idéologique à des visions beaucoup plus ouvertes et participatives pour lesquelles l’organisation, l’orientation et le développement scientifique devraient être entièrement déterminés en fonction des besoins et des projets sociaux.

Il s’avère toutefois préférable de privilégier une voie intermédiaire qui permet de concilier la qualité de l’information et les impératifs de la solidarité sociale. En effet, il devrait exister des espaces de co-construction, de délibération et de dialogue entre les experts, les chercheurs et la société civile. Ainsi, l'espace d’autonomie de la science ne devrait pas se réaliser en vase clos, mais bien en dialogue avec une démarche de démocratisation étendue des choix et des priorités de la recherche scientifique.

Ces zones de participation sont importantes puisque, comme nous le rappellent de nombreux auteurs en sociologie des sciences, il n’existe pas de recherches scientifiques désintéressées et détachées des valeurs sociales et des décisions politiques. De plus, étant donné que les pressions commerciales exercent désormais de plus en plus de pouvoir au sein de la science, la participation du plus grand nombre de citoyens constitue un contrepoids important aux intérêts industriels, politique ou idéologiques.

Le contexte actuel offre une belle occasion de repenser la distribution des rôles entre les institutions scientifiques et les institutions politiques au Québec. Il faut toutefois garder en tête les compétences et les prérogatives de chacun des acteurs et surtout, de ne pas oublier la société civile dans l'équation.