Le degré de solidarité entre les individus et les communautés est un indice révélateur de leur capacité de résilience pour traverser une crise. La pandémie de COVID-19 a permis d’affirmer de nouveau l’importance de la solidarité sociale et internationale.
Bien que la crise sanitaire internationale engendrée par la pandémie de COVID-19 ait pu révéler certains aspects positifs de la solidarité humaine, elle a également montré d’immenses difficultés pour les sociétés civiles, les États et les organisations internationales. Cette situation pose de fait un défi colossal : celui de construire de nouvelles formes de solidarité permettant d’accentuer la résistance de nos sociétés contemporaines à l’égard des crises à venir.
La solidarité
Si elle est couramment clamée et revendiquée à toute cause, la solidarité est souvent entourée d’un flou conceptuel. Son sens étymologique provient du mot latin solidus, qui signifie « qui forme une même masse ». On peut la définir comme un sentiment de connexion et de relation aux autres qui suscite un devoir d’assistance, d’entraide ou de coopération. Elle implique « que le bien-être de chacun est intimement lié à celui des autres et que nous avons tous un rôle à jouer pour favoriser la cohésion sociale et le bien commun[1] ». La solidarité est ainsi liée à une forme de responsabilité morale à l’égard du bien-être des autres.
Elle est aussi sous-tendue par la notion de justice, soit la reconnaissance concrète des droits collectifs et individuels, et du fait que les avantages et torts liés à une situation doivent être équitablement répartis. Cette dimension du juste se manifeste souvent dans la recherche de protection des plus vulnérables, dont la situation sociale peut faire obstacle à la protection et à la reconnaissance de leurs droits[2].
La solidarité se distingue de la charité, qui implique une relation plus passive. Dans un contexte de solidarité, les acteurs participent, selon leurs capacités respectives, à réaliser des objectifs, des intérêts ou des valeurs partagés. On la considère fréquemment comme une valeur démocratique essentielle, au même titre que la liberté et l’égalité. La solidarité renvoie à une forme particulière du lien social, davantage axée sur l’interdépendance et la complémentarité que sur le conflit et la concurrence.
Solidarité sociale et résilience collective
Une solidarité sociale s’est largement manifestée dans la plupart des sociétés civiles lors de la pandémie actuelle. Elle a joué un rôle prépondérant pour limiter la propagation du virus. Une large proportion des citoyennes et des citoyens a modifié ses habitudes de vie pour adopter les consignes sanitaires de distanciation sociale et les gestes barrières pour protéger les plus vulnérables face à la COVID-19 et prévenir une surcharge des unités de soins. Certains individus sont allés plus loin que les mesures émises par les autorités et ont posé des gestes plus spécifiques pour protéger les plus vulnérables, voire leur venir en aide. Il suffit de penser aux nombreuses personnes qui sont venues en renfort dans les milieux de soins pour aînés ou qui ont fait du bénévolat dans des organismes communautaires afin de soutenir les personnes les plus touchées par les conséquences des mesures de confinement.
Néanmoins, cette solidarité sociale aurait été peu efficace sans l’action centrale des gouvernements. Les gouvernements qui désirent promouvoir une plus grande solidarité sociale se retrouvent avec la lourde tâche de trouver un juste équilibre entre la « bienfaisance » et la « non-malfaisance » dans l’application du principe de précaution[3]. Les autorités se doivent ainsi de tenir compte, en amont du processus d’élaboration des mesures sanitaires, des meilleures connaissances scientifiques et de différents facteurs sociaux afin de limiter le plus possible les conséquences négatives de leurs décisions sur la santé psychologique des individus, le développement des enfants ainsi que les conditions de vie des personnes aînées, marginalisées, en situation d’itinérance ou en situation de handicap cognitif.
L’imposition du port généralisé du couvre-visage a plus particulièrement été un point de résistance au sein de nombreuses sociétés occidentales. Pour une certaine frange de la population, le port du masque a pu représenter un symbole fort de solidarité sociale puisqu’il permet « de rendre la vie communautaire et les contacts interpersonnels obligés plus sécuritaires[4] » pour tout le monde, et en particulier les plus vulnérables. D’autant plus que les données scientifiques suggèrent que le port du couvre-visage est davantage efficace pour protéger les autres que celui qui le porte, ce qui en fait un geste de protection mutuelle.
Pour d’autres, ce geste barrière est plutôt perçu comme une entrave aux libertés individuelles. Ce type de discours pose de nombreux problèmes face à la lutte contre la propagation du virus. Dans le contexte d’une pandémie, la limitation temporaire et minimale des libertés individuelles établies par la Loi sur la santé publique et le test Oakes de la Cour Suprême du Canada (1986) permet en réalité l’application de mesures exceptionnelles pour combattre une menace commune. La liberté de choix ne s’en tient pas à la stricte gestion personnelle des risques, puisqu’elle n’affecte pas seulement la personne en question. Une telle liberté de choix entraîne des conséquences importantes sur la propagation du virus et la santé des autres, qu’il s’agisse notamment des plus vulnérables, des gens en bonne santé pour qui la maladie pourrait avoir des complications importantes, du personnel soignant ou des personnes dont le délestage dans les hôpitaux retardera les soins dont elles ont besoin.
De la nécessaire solidarité internationale
La solidarité sociale afin d’endiguer et d’éradiquer la propagation du SRAS-CoV-2 sous-tend également une forme de solidarité internationale. Comme le mentionne David Morley, le directeur général de la division canadienne de l’UNICEF, « Ça ne finira pas pour nous tant que ce ne sera pas fini pour tout le monde[5]. » La solidarité internationale entre les individus, les États, les organisations internationales et les organisations non gouvernementales est donc nécessaire afin d’endiguer et d’enrayer la pandémie.
Le bilan de la solidarité internationale des États comporte plusieurs bévues. Il semble que les pays aient initialement choisi des ententes bilatérales avec leurs distributeurs de matériel médical, de médicaments et de vaccins. Il suffit de repenser à la pénurie de masques chirurgicaux en début de pandémie. En dépit de la mise en alerte par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) quant à une potentielle pénurie de couvre-visages produits majoritairement en Chine, les États ont tardé à se procurer une quantité suffisante de couvre-visages. Devant l’urgence de protéger leur population, les États tenteront de s’approprier des commandes déjà passées par d’autres États (y compris des États alliés sur la scène internationale), en proposant aux entreprises productrices des sommes d’argent supérieures[6]. Si les États doivent prioriser leur responsabilité envers leurs propres populations, ils ne doivent pas pour autant délaisser leur solidarité à l’endroit des autres États.
La distribution internationale des vaccins pose un enjeu important de solidarité internationale. Les premières distributions ont été particulièrement inéquitables. Les pays occidentaux se sont engagés dans une course à l’acquisition en faisant des achats anticipés de quantités de doses excédant largement le nombre de vaccins permettant de vacciner leur population entière[7]. En avril 2020, l’OMS a mis sur pied COVAX, un système international de vaccination visant à fournir un accès équitable à la vaccination dans 200 pays, dont les 92 pays les plus défavorisés. Or, le programme peine à avoir les doses suffisantes. Plusieurs États ont attendu d’avoir largement vacciné leur propre population avant de donner des doses à cette initiative multilatérale, de telle sorte que très peu de doses ont été acheminées dans les pays bénéficiaires du programme. En date du 24 août 2021, des cinq milliards de doses administrées dans le monde, 82 % l’ont été dans des pays à revenu élevé ou moyen supérieur, alors que seulement 0,3 % des doses ont été administrées dans des pays à faible revenu[8]. Des experts estiment que certains pays pauvres pourraient attendre jusqu’en 2023 avant de pouvoir vacciner leur population[9].
Un autre nœud majeur pour une plus grande solidarité internationale concerne la production largement insuffisante des vaccins. L’augmentation de cette dernière rencontre d’importants obstacles politiques. D’une part, les fabricants de vaccins ne révèlent pas leurs capacités réelles de production[10]. D’autre part, ils s’opposent à la levée temporaire de leurs brevets en échange de redevances, comme le réclament massivement des experts, l’OMS et une centaine de pays, dont la France, les États-Unis, l’Inde et l’Afrique du Sud. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) a pourtant adopté en 2001 une déclaration permettant l’octroi d’une « licence d’office » dans des conditions exceptionnelles lorsqu’un bien d’intérêt général n’est pas produit en quantité suffisante[11]. Il importe aussi de tenir compte du fait que la recherche et le développement ont été fortement financés par des fonds publics, en plus de s’appuyer sur des travaux scientifiques issus de la science fondamentale. À ce titre, le vaccin pourrait être reconnu comme un bien commun international.
La levée temporaire des brevets est toutefois principalement bloquée par l’Union européenne et par les compagnies pharmaceutiques. Ces dernières rétorquent qu’une levée temporaire des brevets causerait davantage de torts puisqu’elle créerait un précédent qui pourrait réduire significativement l’intérêt à l’innovation technologique[12]. Dans cette perspective, il faudrait d’abord miser sur la mise en commun des brevets entre les laboratoires pharmaceutiques, qui sont normalement en compétition, et sur les capacités des pays à produire des vaccins. Mais pour les défenseurs de la levée temporaire des brevets, les groupes pharmaceutiques ont déjà largement miné ce type d’initiatives depuis le début de la pandémie. Dans tous les cas, les États, les organisations internationales et les entreprises pharmaceutiques devront continuer à tenter de trouver des solutions concrètes afin d’augmenter la production de vaccins et leur distribution équitable et abordable à travers le monde. Plus le virus continue de circuler dans le monde et plus augmentent les risques de nouveaux variants encore davantage transmissibles et résistants aux vaccins existant.
Coopération et développement international
Cette crise sanitaire affecte inégalement les individus au sein des États et à travers le monde. Elle est en réalité un accélérateur des inégalités structurelles et des disparités sociales et économiques, qu’elles soient nationales ou internationales. Par leur condition de santé ou bien leur situation sociale, économique, politique et géopolitique, des individus sont davantage à risque de contracter la maladie ou de subir des conséquences négatives liées aux différentes stratégies de confinement. Pensons ici aux nombreuses travailleuses et nombreux travailleurs de l’économie informelle des pays en développement, dont les moyens ingénieux et créatifs de subsistance reposent sur des activités marchandes dans les rues[13].
Alors que les pays développés ont été rapidement en mesure d’apporter un soutien financier aux individus et aux entreprises touchées par les différentes phases de confinement, les pays en développement n’ont pas disposé des ressources financières pour apporter un tel soutien à leur population[14]. Plusieurs estiment que la pandémie fera perdre des décennies de gains qui avaient été lentement obtenus dans de nombreux domaines, qu’il s’agisse de la lutte contre la pauvreté ou de la scolarité des enfants à travers le monde. Il s’avère donc crucial que les pays développés poursuivent leur aide au développement international dans une approche participative avec les pays partenaires, et ce, en dépit des difficultés financières liées à l’état des finances publiques et des fonds nécessaires à la relance de leur économie nationale.
Solidarité, confiance et transparence
Pour contrer la pandémie, les individus et les groupes doivent avoir confiance dans les processus et, par conséquent, être exposés à des démarches transparentes. Confiance et transparence sont les valeurs clés du succès de la solidarité, qu’il s’agisse de rallier l’ensemble d’une société autour de la vaccination[15] ou de faire émerger un consensus des acteurs internationaux sur une distribution équitable et efficace des vaccins.
Les dirigeants politiques se retrouvent devant l’immense défi de renforcer des actions, des normes et des institutions internationales et d’assurer des démarches multilatérales transparentes permettant d’établir un climat de confiance au sein des populations civiles et entre les États et les organisations internationales. Les autorités politiques devront toutefois pouvoir bénéficier de la solidarité sociale et internationale de leurs populations. Il serait trop simple de faire reposer l’entière responsabilité de la réussite de la solidarité sociale et internationale sur les épaules d’actrices et d’acteurs politiques, dont le succès des démarches dépend en partie du niveau de solidarité sociale. De même, on ne pourrait justifier les échecs des gouvernements par le manque de solidarité d’une population dont les informations et les directives qu’elle reçoit de ses dirigeants peuvent être ambiguës, non avérées sur le plan scientifique ou causer des torts disproportionnés et injustifiés à certains groupes sociaux.
[1] Désy, Michel, Julie St-Pierre, Bruno Leclerc, Marie-Ève Couture-Ménard, Dominic Cliche, et Jocelyn Maclure. Cadre de réflexion sur les enjeux éthiques liés à la pandémie de COVID-19, 2020. https://www.inspq.qc.ca/publications/2958-enjeux-ethiques-pandemie-covid19.
[2] Badie, Bertrand, Dirk Berg-Schlosser, et Leonardo Morlino. « Solidarity ». International Encyclopedia of Political Science. New York : SAGE Publications, 2011. https://sk.sagepub.com/reference/intlpoliticalscience/n571.xml.
[3] Désy, Michel, Julie St-Pierre, Bruno Leclerc, Marie-Ève Couture-Ménard, Dominic Cliche, et Jocelyn Maclure. Op. cit.
[4] Ibid.
[5] Dib, Lina. « Vaccins AstraZeneca : Le Canada fait don de 17,7 millions de doses ». La Presse, 12 juillet 2021. https://www.lapresse.ca/covid-19/2021-07-12/vaccins-astrazeneca/le-canada-fait-don-de-17-7-millions-de-doses.php.
[6] Gerbet, Thomas. « Panique à Québec : dans les coulisses de la course aux masques ». Radio-Canada, 15 décembre 2020. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1757147/chronologie-quebec-pandemie-penurie-ministere-arruda.
[7] Nature. « A patent waiver on COVID vaccines is right and fair ». Nature 593, no 7860, p. 478-478, 2021. https://doi.org/10.1038/d41586-021-01242-1.
[8] Holder, Josh. « Tracking Coronavirus Vaccinations Around the World ». The New York Times, 24 août 2021. https://www.nytimes.com/interactive/2021/world/covid-vaccinations-tracker.html.
[9] Rouw, Anna, Adam Wexler, Jennifer Kates, et Josh Michaud. « Tracking Global COVID-19 Vaccine Equity ». Kaiser Family Foundation (KFF), 2021. https://www.kff.org/coronavirus-covid-19/issue-brief/tracking-global-covid-19-vaccine-equity/.
[10] Irwin, Aisling. « What it will take to vaccinate the world against COVID-19 ». Nature 592, no 7853, p. 176-178, 2021. https://doi.org/10.1038/d41586-021-00727-3.
[11] Jourdain-Fortier, Clotilde, et Mathieu Guerriaud. « Covid-19 : La levée des brevets sur les vaccins, remède miracle ou mirage ? ». The Conversation, 10 mai 2021. http://theconversation.com/covid-19-la-levee-des-brevets-sur-les-vaccins-remede-miracle-ou-mirage-160634.
[12] Nature. Op. cit.
[13] Lautier, Bruno. L’économie informelle dans le tiers monde. Paris : La Découverte, 2004. https://www.cairn.info/l-economie-informelle-dans-le-tiers-monde--9782707136466.htm.
[14] CNUCED. « Les pistes d’Esther Duflo pour un avenir meilleur : Leçons de la COVID-19 ». https://unctad.org/fr/news/les-pistes-desther-duflo-pour-un-avenir-meilleur-lecons-de-la-covid-19.
[15] De Lancer, Alexis. « Le discours antivaccin en temps de pandémie : Comment y faire face? ». Radio-Canada, 5 décembre 2020. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1754403/discours-antivaccin-pandemie-decrypteurs-klein-cliche.