Commission de l'éthique en science et en technologie

La collecte de données physiologiques et émotionnelles au travail : des enjeux éthiques pour les employés

14 octobre 2021 Intelligence artificielle, Technologies de surveillance, Travail et emplois

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Depuis plusieurs années, on note une tendance à la hausse de l’adoption de dispositifs technologiques collectant des données sur les employés dans les milieux de travail. Des outils portables comme des casques, lunettes ou téléphones intelligents, des exosquelettes, des applications de bien-être ou des capteurs de données biométriques sont utilisés pour sécuriser les lieux de travail, superviser des employés, leur offrir une assistance durant leurs tâches ou guider leur conduite en leur transmettant des rétroactions en temps réel et des objectifs de rendement à atteindre. De plus en plus accessibles et largement utilisés en raison de la diminution de leur coût, ces dispositifs technologiques connectés revêtent un intérêt particulier pour les gestionnaires : en plus d’optimiser potentiellement les processus de travail, ils peuvent fournir des informations sur les employés et s’avèrent ainsi un moyen efficace pour évaluer leur prestation au travail. Si les outils utilisés à des fins d’évaluation de la performance existent depuis longtemps, ils ont maintenant ceci de particulier qu’ils permettent de collecter des données de manière plus intensive, et ce, dans une plus grande étendue et un niveau de détail plus fin que dans le passé.

Ces développements permettent désormais la collecte de données qui n’étaient pas captées auparavant en milieu de travail, dont les données physiologiques et celles relatives aux états émotionnels ou aux conditions physiques et mentales dans lesquelles les employés effectuent leurs activités. Parmi les exemples, on retrouve un logiciel mis au point pour mesurer en continu, et de manière automatique, la santé émotionnelle des travailleurs selon les images captées par la caméra de l’ordinateur. Les données compilées et accessibles sous forme de tableau de bord permettent d’établir un profil émotionnel des individus et de les informer en cas de « réactions extrêmes ». Même si le déploiement de dispositifs de collecte et de traitement de données émotionnelles ou physiologiques peut être bien intentionné, il comporte de sérieux enjeux éthiques.

Une intrusion dans la vie privée et des risques d’usages indésirables de données : le cas des applications de mise en forme

Des applications portables d’autosuivi comme celles de mise en forme (wearable electronic fitness trackers) sont prisées dans bon nombre d’organisations. Par le portrait individualisé qu’ils offrent sur l’état de santé, ce type d’application est perçu comme un indicateur à même d’aider les employés à adopter de meilleures habitudes de vie et d’accroître par conséquent leur productivité au travail.

Si de tels outils sont incorporés à des programmes de bien-être, n’est-il pas tout à l’avantage de l’employé de consentir à leur usage ? Il est tout de même possible d’interroger, derrière ces objectifs d’accompagnement individualisé, ce type de collecte reposant sur le partage d’information personnelle des employés à leur employeur. Ce dernier devrait-il avoir accès à des données comme la qualité du sommeil, le poids, le rythme cardiaque ? Ce type de collecte intrusive brouille les frontières entre les sphères de vie privée et professionnelle et soulève de surcroît le risque d’un usage indésirable des données. Comme le font remarquer des chercheurs, plusieurs compagnies encouragent leurs employés à utiliser des dispositifs de suivi de ce type pour réduire le coût de leur assurance maladie. Des employeurs peuvent, par exemple, recevoir des compensations financières s’ils partagent les données de santé des employés avec les compagnies d’assurance ou les tierces parties qui gèrent le programme.

Selon la chercheuse Phoebe Moore, l’intérêt pour ce type d’outil de suivi n’est pas anodin dans un contexte néolibéral où les individus sont tenus responsables de se prendre en main et d’améliorer leur performance par un travail constant sur eux-mêmes afin de surmonter les défis d’un monde du travail précarisé. Ces dispositifs d’autosuivi renforcent la logique néolibérale où prévaut un mode de gestion misant sur la responsabilité individuelle et la modification de comportements, plutôt qu’une gestion collective de la santé assurée par des remparts institutionnels. En encourageant les employés à adopter des applications de suivi des habitudes de vie dans cette perspective, l’on se trouve à récompenser les individus en bonne santé peu susceptibles d’engendrer des dépenses à leur employeur. S’il est attendu qu’au travail, les employés alignent dans une certaine mesure leurs efforts aux objectifs de l’organisation, le façonnement de leur hygiène de vie ne dépasse-t-il pas les limites du droit à la vie privée, à l’autonomie et à l’équité sociale ?

Comme le souligne la mathématicienne Cathy O’Neil, « contraindre les employés à modeler leur corps selon l’idéal de l’entreprise constitue […] une atteinte à la liberté » (autonomie). Cela semble d’autant plus problématique que l’usage d’applications d’autosuivi par les entreprises génère des effets discriminatoires et inéquitables (justice), où « d’importants groupes de travailleurs se trouvent pénalisés en raison de leur morphotype » ou de différents critères liés à leurs conditions physiques. L’usage de ce type d’application risque aussi de pénaliser les personnes dont les réalités sociales font en sorte que la bonne condition physique n’est pas une priorité (conciliation travail-famille, double emploi, monoparentalité, etc.). Un exemple de pratique discriminatoire évoqué par la chercheuse est une entreprise du secteur manufacturier ayant fixé « des objectifs relatifs à différentes mesures, allant de la tension artérielle à la glycémie, en passant par le cholestérol, les triglycérides et le tour de taille. Ceux qui n’atteignent pas la cible dans les trois catégories se voient contraints de payer un supplément annuel de 1000 dollars pour leur assurance santé ».

Accéder à l’intériorité des employés : le cas des systèmes d’analyse des émotions 

Des gestionnaires peuvent également recourir à des systèmes d’intelligence artificielle qui analysent les expressions faciales des employés ou leur ton de voix pour discerner leur disposition émotionnelle au travail. Les objectifs varient; par exemple, dans le cadre d’une entrevue, des systèmes de détection d’affects peuvent être employés pour évaluer la correspondance des candidats potentiels au profil recherché par les organisations en les associant à certains traits de personnalité. Des applications comme des capteurs biométriques enregistrent les interactions entre collègues et, par des techniques d’analyse du langage, dégagent un portrait d’attitudes au travail. Dans les centres d’appel, des techniques d’intelligence artificielle sont aussi utilisées pour inférer des émotions selon les tonalités vocales; des notifications sont transmises aux employés durant leur prestation afin d’ajuster leurs émotions à celles décelées chez les clients.

La collecte et l’analyse automatisée des émotions est une pratique observée en milieu de travail, mais qu’en est-il de la fiabilité de cette méthode ? L’idée qu’avec des systèmes d’analyse faciale l’on puisse accéder à l’intériorité des individus soulève non seulement des enjeux relatifs à la vie privée, mais repose sur une compréhension réductrice de la complexité des émotions. En mettant au jour la manière dont les systèmes d’analyse faciale sont conçus, Kate Crawford mentionne qu’ils sont développés à partir d’une typologie restreinte d’émotions à l’aune de laquelle s’effectue la catégorisation des individus. Cela suppose que nous ressentons une certaine gamme d’émotions limitées, précises et universellement partagées. Pourtant, les émotions et les sentiments sont éminemment complexes, variés et contextuels, ce qui rend douteuse l’inférence des émotions opérée à partir d’une gamme limitée d’affects. Ce manque de fiabilité est problématique dans un contexte où l’on prend appui sur les résultats produits par ces systèmes pour évaluer les employés, prédire leurs comportements ou prendre des décisions importantes comme l’embauche ou l’établissement de mesures disciplinaires.

Un enjeu éthique réside donc également dans les effets que produisent ces systèmes sur les travailleurs. Tout comme les autres dispositifs de suivi au travail, les systèmes de collecte et d’analyse d’affects risquent d’orienter et de façonner les conduites. Les employeurs peuvent modifier leurs comportements pour correspondre aux profils types dégagés par les systèmes d’analyse faciale et auxquels on accorde une valeur positive. On retrouve un exemple patent d’une telle normalisation des attitudes au travail dans une entreprise en Chine, où des caméras de reconnaissance visuelle sont installées dans les espaces de rencontres pour ne laisser entrer que les employés affichant un sourire « authentique ». Une forme de contrôle peut donc émaner de l’utilisation de systèmes d’analyse des affects. D’ailleurs, même si le consentement de l’employé est sollicité en amont, ce dernier peut-il vraiment s’opposer à ce type de pratique compte tenu de l’asymétrie de pouvoir qui marque la relation employé-employeur ?

Si l’intérêt porté au bien-être des employés au travail peut traduire un objectif louable, plusieurs questions demeurent en suspens : qui définit le bien-être ? Selon quelles finalités procède-t-on à la collecte des données physiologiques et émotionnelles ? En cherchant à évaluer les employés à partir de ce type de données intimes, ne risque-t-on pas de dévaluer certaines émotions exprimées au travail ou, comme c’est le cas avec les applications d’autosuivi de mise en forme, de pénaliser injustement des travailleurs qui ne correspondent pas au profil type de l’employé productif et en bonne santé ? Nous pouvons aussi interroger la grande place accordée aux outils technologiques pour favoriser le bien-être au travail. Une réflexion collective est de mise pour résoudre cet enjeu complexe.

 

 

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