Cette semaine, un groupe de 17 médias ont révélé avoir mis la main sur une liste de 50 000 numéros de téléphone de personnes ciblées par quelque 40 pays clients de la compagnie israélienne de technologie de surveillance NSO Group. Grâce à son logiciel espion Pegasus, NSO peut s’introduire dans un téléphone intelligent pour écouter des appels, activer le micro ou la caméra et récupérer messages, photos, contacts, mots de passe, etc. Des analyses sont en cours afin d’identifier les téléphones qui ont été attaqués – avec ou sans succès – et ceux qui ne l’ont pas été.
Le cas Pegasus offre une nouvelle occasion de se questionner sur les différents usages des nouvelles technologies de surveillance et sur les risques qu’elles posent pour les droits humains et la démocratie.
Les nouvelles technologies de surveillance
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les pays occidentaux ont adopté de nombreuses mesures de sécurité, notamment des changements législatifs (ex. Patriot Act aux É-U; Loi antiterroriste au Canada) et différents programmes de surveillance qui ont soulevé de nombreuses critiques et inquiétudes.
En 2013, Edward Snowden rendait publiques des informations secrètes de la NSA américaine concernant, d’une part, les programmes de collecte des métadonnées des appels téléphoniques aux États-Unis et, d’autre part, les programmes de surveillance sur Internet des gouvernements américain (ex. PRISM, XKeyscore) et britannique. En mars et avril 2017, Wikileaks coulait une série de documents (Vault 7) de la Central Intelligence Agency (CIA) qui décrivaient en détail des manières de compromettre des téléphones intelligents, des systèmes de contrôle de véhicules, des téléviseurs connectés, des systèmes informatiques d’exploitation, etc.
Les documents dévoilés par Snowden révélaient aussi que l’agence d’espionnage canadienne, le Centre de la sécurité des télécommunications (CST), surveillait illégalement des citoyens canadiens dans les aéroports et échangeait des informations avec la NSA. L’agence identifiait les appareils sans-fils de voyageurs via le service Internet Wi-Fi et les suivait (tracking) pendant plusieurs jours. En janvier 2016, un rapport réprimandait le CST et le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) en lien avec leurs habitudes de collecte et de partage de métadonnées.
Dans ce contexte, de nombreux experts et observateurs dans le monde s’inquiètent que les technologies de l’information et des communications (objets connectés, reconnaissance faciale, etc.) deviennent des outils de surveillance de masse par excellence. Grâce aux nouvelles technologies, nous entrerions dans « l’âge d’or de la surveillance ». Selon un rapport du Berkman Center, les objets connectés ont « le potentiel de changer radicalement les activités de surveillance ». En 2016, le directeur du renseignement national américain, James Clapper, reconnaissait lui-même le potentiel des objets connectés pour les agences de surveillance.
Les risques de glissements entre sécurité et contrôle social et politique
Alors que les agences justifient l’espionnage domestique sur la base de la sécurité civile et nationale (terrorisme, crime organisé, etc.), une des craintes des experts est que la surveillance serve aussi à identifier et contrecarrer des activités légitimes d’activisme et d’opposition politique. Les objets connectés permettent de faire ce genre de profilage beaucoup plus facilement, de manière plus intrusive et à une échelle considérablement plus grande.
Dans sa critique de la loi canadienne C-51, la Ligue des droits et libertés exprimait ses inquiétudes face à un tel risque : « Parmi les atteintes à la sécurité visées par la loi il y a "entraver le fonctionnement d'infrastructures essentielles". Ainsi, malgré les assurances du gouvernement, des groupes autochtones, environnementaux et citoyens se portant à la défense du bien commun qui posent des gestes de résistance aux pipelines pourraient faire les frais de ces nouveaux pouvoirs ». Notons que sous le gouvernement Harper, la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) avait effectivement étiqueté le mouvement anti-pétrole comme une menace à la sécurité nationale. Paul Champ, un avocat et défenseur des libertés civiles, avait alors exprimé des craintes : "With respect to Bill C-51, I and other groups have real concerns it is going to target not just terrorists who are involved in criminal activity, but people who are protesting against different Canadian government policies".
NSO prétend collaborer avec des États afin de les assister dans leur lutte contre les réseaux criminels ou terroristes. Or, parmi la quarantaine de pays clients de NSO, on compte des régimes autoritaires (ex. Arabie Saoudite) ou des pays où les droits humains et la liberté d’expression sont bafoués (ex. Mexique, Inde). Les contrats ont tous reçu l’approbation du gouvernement israélien.
Un échantillon de la liste de personnes ciblées contient notamment les numéros de militants et d’avocats luttant pour les droits humains, d’opposants politiques et de journalistes d’enquête qui peuvent déranger les pouvoirs en place. Par exemple, en Inde, sont ciblées plusieurs personnes dans l’entourage de Surendra Gagling, un avocat défenseur de droits des Dalits (les Intouchables), et de Sudha Bharadwaj, une avocate militante syndicaliste. La liste comprend aussi le militant environnementaliste Alok Shukla.
Au Mexique, le président Andrés Manuel López Obrador a été ciblé alors qu’il était dans l’opposition, ainsi que Cecilio Pineda Birto, un journaliste qui enquêtait sur la corruption dans son pays et qui a été abattu en 2017. Citons enfin de nombreuses personnes dans l’entourage de Jamal Khashoggi, le journaliste dissident saoudien du Washington Post qui a été assassiné dans l’ambassade saoudienne en Turquie, assassinat présumément commandité par le gouvernement d’Arabie Saoudite.
Valeurs et droits en jeu
Les agences de renseignement et de surveillance justifient leur intrusion dans la vie privée des personnes par la nécessité d’assurer la sécurité civile et nationale. Mais jusqu’où cette intrusion peut-elle aller?
Cette surveillance doit aussi respecter la différence – parfois mince ou délibérément brouillée par les autorités – entre des activités menaçant la sécurité civile et nationale d’une part, et des activités d’activisme et d’opposition politique légitimes d’autre part. En effet, les citoyens doivent pouvoir jouir de la liberté de conscience, de la liberté d’expression, du droit de manifester publiquement, du droit de se réunir, du droit de s’associer pour défendre des intérêts communs, etc. Le principe de non-discrimination devrait prévaloir afin d’éviter de cibler des groupes en fonctions de leurs croyances politiques ou leur appartenance ethnique ou religieuse.
Enfin, le cas Pegasus soulève la question de la responsabilité des fabricants et des États fournisseurs de technologies quant à l’usage qui est fait de leurs produits (comme dans les débats entourant la vente internationale d’armes). En effet, à quelles mesures de précaution peut-on raisonnablement s’attendre de leur part?