Commission de l'éthique en science et en technologie

Le pointage par géolocalisation : des risques pour les travailleurs ?

Si la numérisation du pointage en milieu de travail n’est pas une pratique nouvelle, elle a subi des modifications avec l’arrivée de « dispositifs intelligents » notamment avec les systèmes de reconnaissance faciale et la collecte de données biométriques.

27 mai 2021 Technologies de surveillance, Travail et emplois

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Récemment, des voix se sont élevées dans le milieu de la construction pour contrer l’imposition d’un système de pointage par géolocalisation incorporé aux téléphones mobiles des travailleurs. Si la numérisation du pointage en milieu de travail n’est pas une pratique nouvelle, elle a subi des modifications avec l’arrivée de « dispositifs intelligents » notamment avec les systèmes de reconnaissance faciale et la collecte de données biométriques. Parmi ces moyens technologiques, la géolocalisation, notamment par GPS, permet de pister en temps réel la localisation des travailleurs. La géolocalisation sert généralement à la fois comme outil de pointage pour calculer le temps de travail d’une personne employée ainsi que comme outil de surveillance permettant de s’assurer de la présence physique d’un travailleur sur son lieu de travail. Les instruments de géolocalisation sont installés soit dans des objets ou des véhicules fournis par l’employeur, soit, et c’est généralement le cas, dans le téléphone personnel de l’employé.

L’introduction d’un tel type de dispositif s’inscrit dans une tendance à incorporer une variété d’outils technologiques pour accompagner les pratiques de gestion en milieu de travail. Certains outils reposent sur la collecte de données au travail et peuvent servir à diverses fins, comme obtenir un portrait granulaire des processus de travail, évaluer avec précision la productivité des employés ou effectuer des prédictions sur leurs comportements futurs. Ce type d’outils de gestion soulève des préoccupations, notamment sur les plans de la protection de la vie privée, du renforcement de l’asymétrie de pouvoir entre les employeurs et les employés et de la surveillance accrue au travail.

Asymétrie de pouvoir entre les employeurs et les employés

Au Québec, nul ne peut exiger qu’une personne soit liée à un dispositif qui permet de savoir où elle se trouve, sauf s’il est question de sécurité publique ou de la santé des personnes impliquées. En dehors de ces exceptions, il n’y aurait donc pas de raisons légales d’utiliser des techniques de surveillance pour suivre les déplacements des travailleurs.

L’utilisation de la géolocalisation comporte principalement des avantages pour l’employeur. Ce dernier s’assure que ses employés se trouvent où ils devraient être alors que le travailleur, de son côté, doit à la fois utiliser un outil qui comporte des risques d’intrusion dans sa vie privée et s’acquitter du fardeau de la preuve du travail effectué si le système de géolocalisation tombe en panne. À l’instar de la géolocalisation, les autres techniques de surveillance contiennent davantage de risques que de réels avantages pour les employés, même si elles sont présentées comme des outils pouvant aider les travailleurs à compiler leurs heures, à rester plus attentifs ou à savoir quand prendre des pauses. Comme ces outils de surveillance servent uniquement à l’employeur, et que les données qu’ils compilent ne sont généralement pas accessibles aux employés, les techniques de surveillance accentuent la disparité entre employeurs et travailleurs. Ces derniers peuvent difficilement contester les décisions prises à leur égard en raison du manque de transparence des données collectées et de leur utilisation.

D’ailleurs, il se dégage un enjeu quant à la nature du consentement des employés dans l’adoption de dispositifs de surveillance au travail. En effet, puisque les détails des données recueillies par diverses applications de surveillance sont souvent cachés ou difficiles à obtenir, il est, dans plusieurs cas, impossible pour l’employé de savoir précisément à quel point le travail s’immisce dans sa vie privée et, par le fait même, il lui est impossible de donner son consentement de façon éclairé et continu.

L’aspect « libre » du consentement d’un employé est également discutable en raison de l’asymétrie de pouvoir entre lui et son employeur. La notion de consentement est difficilement applicable dans une situation dans laquelle l’obtention dudit consentement menace l’emploi, donc la source de revenus, de l’employé. C’est particulièrement le cas des employés à faible revenu, qui se retrouvent généralement dans une situation financière plus précaire et sont donc plus susceptibles de garder un emploi pouvant les priver de leurs droits. C’est également dans les emplois au salaire minimum qu’on retrouve le plus de surveillance puisque ces emplois se prêtent généralement mieux à la compilation de données directement liées à la productivité des employés. La notion du consentement nous permet de faire ressortir les enjeux de disparité socioéconomiques accentués par la surveillance au travail.

Risques de dérives et d’usages indésirables des données des employés

Les employeurs peuvent arguer que les applications de suivi sont utilisées, non pas pour suivre les déplacements des employés, mais pour améliorer le système d’enregistrement des heures de travail. Toutefois, par-delà les intentions de départ, ce type de dispositif qui informe sur la localisation ouvre la voie à des dérives et des usages indésirables. Comme pour d’autres outils numériques de gestion, une attention devrait non seulement être portée aux objectifs guidant l’implantation du dispositif en question, mais aux conséquences qu’il est susceptible de générer sur les employés et aux formes d’encadrement garantes de protéger ces derniers contre les dérives potentielles. D’ailleurs, une évaluation des conséquences négatives potentielles devrait être menée en amont du déploiement d’un tel outil.

Même si la fonction de géolocalisation de l’application utilisée peut être activée manuellement par le travailleur lors de son arrivée et de son départ, un simple oubli de déconnexion permet à l’employeur ainsi qu’à la compagnie responsable de la gestion et du stockage de données de géolocalisation d’avoir des informations sur la vie privée de l’employé en dehors des heures de travail. Ceci outrepasse grandement les conséquences habituelles d’un oubli de pointage manuel, en ce qu’il peut engendrer des conséquences sur la vie privée des individus. À la lumière du phénomène important de vol de données, le cellulaire de l’employé ou les serveurs de stockage pourraient d’ailleurs être piratés. Rappelons qu’il y a eu, en Amérique du Nord, 50 % plus de fuites d’information en 2020 qu’en 2019 et que 31 % des victimes de brèches de données ont vu leur identité être volée.

On peut également répertorier des types d’applications qui activent en continu le suivi à distance des employés durant les heures de travail et accentuent les risques de surveillance et d’usages indésirables des données. Sans mécanismes de régulation mis en place pour assurer la protection de l’ensemble des droits des travailleurs, des dérives sont possibles. Notamment, avec l’utilisation de dispositifs de suivi à distance ou de tout autre appareil de surveillance (suivi de localisation par GPS, logiciels de surveillance informatique ou capteurs à distance), les employeurs peuvent tirer des conclusions sur leurs employés et prendre des mesures disciplinaires adaptées à l’information qu’ils colligent. Jusqu’à quel point l’information fournie par les dispositifs de suivi ou tout autre outil numérique de surveillance permet-elle d’inférer un portrait juste des activités de travail ? La collecte de données est-elle légitime ? Les inférences produites à partir de ces données le sont-elles également ? Un risque réside notamment dans le fait d’inférer des informations sur les employés pour évaluer leur rendement, alors que les données à l’appui peuvent être biaisées, en plus d’être partielles et décontextualisées. On peut d’ailleurs se servir de ces données pour mettre en place des mesures discriminatoires ou renforcer le contrôle sur les employés.

En plus d’engendrer du stress au travail et de réduire l’autonomie des travailleurs, la granularité ou la précision du suivi d’activités de travail peut, dans certains contextes, faciliter la segmentation des temps de travail et permettre à l’employeur de soustraire à l’ensemble des heures travaillées, les portions de « temps mort ». D’ailleurs, une étude de 2017 portant sur 13 systèmes numériques de gestion du temps a mis en lumière le risque de réduction de la paie des employés, plusieurs de ces dispositifs ayant été paramétrés pour arrondir à la baisse les heures de travail enregistrées. Or, certains employeurs peuvent tirer profit d’outils conçus de la sorte. Certes, certaines franges de travailleurs bénéficient de protections contre ce genre d’abus et peuvent compter sur une relation d’emploi où les heures rémunérées sont garanties. L’usage d’un outil qui capte en temps réel des données sur les employés comprend tout de même le risque de modifier les pratiques d’évaluation au travail et de pénaliser les travailleurs de diverses manières.

L’introduction de dispositifs de géolocalisation au travail soulève l’enjeu de l’acceptabilité des employés et du risque d’éroder leur confiance à l’égard de leur employeur. Les entreprises peuvent s’empresser d’adopter des outils technologiques pour accélérer le virage numérique et accroître ainsi leur compétitivité ou leur efficience. Plusieurs questions mériteraient d’être délibérées collectivement. À quoi servent ces outils ? Comment sont-ils conçus ? À qui profitent-ils ? Alors que divers dispositifs de suivi s’intègrent au travail, la manière dont ils sont perçus par les travailleurs n’est pas souvent prise en compte.

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