Plusieurs travailleurs de plateformes numériques comme Uber Eats sont largement sollicités à l’heure actuelle où la livraison à domicile connaît une forte demande. Les derniers mois ont cependant mis au jour certaines failles de l’économie à la demande, notamment la précarité de ces travailleurs indépendants qui ne bénéficient généralement pas des mêmes droits ou protections que leurs homologues salariés.
Une enquête menée auprès des travailleurs de plateformes des pays de l’OCDE fait ressortir leur point de vue sur leurs conditions de travail pendant la crise sanitaire. Par exemple, plusieurs travailleurs en appellent à des mesures de soutien supplémentaires comme l’accès à des avantages sociaux, un environnement de travail plus sûr ou une meilleure attention accordée à leur bien-être. Si la pandémie actuelle a davantage porté à l’attention les risques accrus d’exposition au virus et de perte de revenu pour cette frange de travailleurs, il y a d’autres enjeux éthiques que soulève le travail de plateforme.
Le travail de plateforme soulève des interrogations sur notre système de solidarité sociale et le cadre législatif mis en place pour assurer une protection à ces travailleurs. Alors qu’une loi (AB5) avait été adoptée en Californie, en vertu de laquelle les travailleurs de plateforme peuvent bénéficier du statut d’employé et des avantages sociaux qui lui sont inhérents, l’adoption de la Proposition 22 dans ce même état en novembre vient contrecarrer la loi AB5 en exemptant les compagnies de cette obligation. Selon les entreprises Uber et Lyft, assigner un tel statut aux travailleurs compromettrait leur modèle d’affaires. Par exemple, l’horaire de travail régi en toute flexibilité, la possibilité de mobiliser la main-d’œuvre pour des tâches précises seulement, etc. Ces entreprises préfèrent ainsi que soit conservé pour leurs travailleurs le statut d’entrepreneurs indépendants.
D’ailleurs, il semble être difficile pour ces travailleurs de s’organiser collectivement pour revendiquer des droits. En Ontario, Foodora s’est opposé en 2019 à la syndicalisation de ses livreurs, puisqu’ils n’ont pas de statut d’employés, mais d’entrepreneurs indépendants. Une campagne de plusieurs millions de dollars a été lancée en Californie par les plateformes Uber et Lyft pour renverser le statut d’employé ayant été accordé aux livreurs. Ces exemples permettent de noter l’asymétrie de pouvoir entre les travailleurs de plateforme et leurs employeurs.
Il est possible d’arguer que le modèle économique de plateforme se conjugue non seulement avec le besoin des entreprises, mais avec le désir de plusieurs employés de bénéficier d’une grande marge de manœuvre au travail. Cet argument met en tension le modèle collectif de protection des travailleurs et la valeur d’autonomie individuelle qui serait renforcée par un modèle économique permettant aux individus d’être leur propre employeur et de « valoriser [leur] hobby comme activité complémentaire » à leur emploi principal. Il est possible néanmoins de respecter cette valeur, sans pour autant désengager les entreprises de leur responsabilité quant à la dispensation d’un salaire décent et d’une couverture sociale adéquate. D’ailleurs, l’idée d’une plus grande autonomie accordée aux travailleurs de plateforme est à nuancer. Plusieurs travailleurs se trouvent déjà dans une situation précaire et se lancent de ce type d’activité en espérant joindre les deux bouts.
Ce n’est pas tant le travailleur qui détient un contrôle sur le travail à accomplir qu’un ensemble d’algorithmes qui déterminent qui doit accomplir une certaine tâche et comment le faire (par exemple, quel trajet emprunter, par exemple). L’application d’Uber capte non seulement la localisation, mais la vitesse à laquelle ils effectuent le trajet. Ce type d’application s’inscrit dans ce que l’on appelle une gestion algorithmique. Cette dernière permet d’organiser et de coordonner un nombre important de travailleurs et de transactions avec les clients.
Les chauffeurs sont donc invités à suivre les instructions générées par l’application pour éviter d’être pénalisés, voire évincés. Aussi, pour tirer un avantage de cette plateforme, les conducteurs ont tout avantage à organiser leur horaire en fonction des périodes de forte demande et de flambée de prix : « le marché reste le principal déterminant de l'emploi du temps des travailleurs ». Cela dit, plusieurs chauffeurs déplorent le manque de transparence des plateformes dans la manière de coordonner leur travail. Ce manque de compréhension dans l’attribution des tâches, l’évaluation du rendement ou la logique du salaire peut donc miner l’autonomie au travail et la confiance que les travailleurs ont envers leur employeur. D’autant plus, dans le cas des plateformes, il n’est pas possible de discuter des décisions prises par les algorithmes, comme c’est le cas avec un humain.
La gestion algorithmique appliquée à des plateformes numériques comme Uber soulève aussi l’enjeu du bien-être des travailleurs. Dans ce cas-ci, la plateforme collecte et traite des données qui peuvent être utilisées pour évaluer le rendement des travailleurs, et ce, pour chaque prestation de service. Or, cela peut être vécu comme une forme de surveillance qui génère une pression constante au travail. Comme le font ressortir Min Kyung Lee et al. dans leur enquête qualitative sur le point de vue des chauffeurs, ce type de gestion peut produire des effets négatifs sur le plan psychologique. À cela s’ajoute le possible sentiment d’isolement vécu au travail étant donné le peu d’occasions offertes, dans ce modèle économique, d’échanger avec les autres collègues.
En clair, un certain décalage peut se noter entre certaines promesses liées au travail de plateforme (comme une plus grande autonomie) et les conditions de travail qui en découlent. De fait, « la baisse des prix, […], la concurrence croissante entre un nombre grandissant de chauffeurs, […] les journées de travail de plus en plus longues », etc. sont des facteurs de précarisation pour les travailleurs de plateformes.