En juillet passé, le Québec est devenu la première province canadienne à rendre le port du masque obligatoire pour toute personne de 10 ans et plus qui désire accéder aux espaces publics fermés ou partiellement couverts, tels que les commerces, les lieux de culte, les salles d’entrainement et les bibliothèques. Le port du masque est désormais une pratique obligatoire dans plus de 50 pays et de nombreuses métropoles à travers le monde. Bien que cette mesure soit largement soutenue par les différentes populations à l’échelle internationale, elle fait toutefois l’objet de multiples formes d’oppositions et de résistances qui se sont traduites notamment par des manifestations de masses et des recours juridiques.
Certains opposants au port du masque avancent que cette mesure n’est pas constitutionnelle puisqu’elle vient enfreindre les libertés individuelles et qu’elle n’est pas appuyée par des preuves scientifiques valables. Selon eux, le port du masque est une question de liberté de choix individuelle. L’Éthique hebdo de la semaine dernière a brossé un portrait des enjeux éthiques liés à l’évolution des connaissances scientifiques sur le port du masque. Au fil des mois du confinement, les connaissances sur le port du masque se sont affinées. Les masques artisanaux sont désormais considérés comme pouvant réduire de manière considérable les taux de transmission du coronavirus si un nombre suffisant de personnes les porte en public. La Commission entend maintenant consacrer ce présent Éthique hebdo aux enjeux éthiques liés aux libertés individuelles et à la solidarité sociale.
L’imposition du port du masque ne constitue pas un cas isolé de restriction des libertés individuelles qu’occasionne l’ensemble des autres mesures sanitaires telles que les mesures d’isolements, de distanciation physique et de limitation des rassemblements. Ces mesures peuvent effectivement porter atteinte aux libertés individuelles, telles que la liberté d’expression, de circulation et de réunion contenues dans la Charte canadienne des droits et libertés. Toutefois, les libertés individuelles ne sont pas pour autant absolues. Elles peuvent être restreintes lorsqu’une situation présente des dangers substantiels. En effet, l’article 1 de la Charte établit une protection constitutionnelle aux libertés ainsi que la possibilité de les restreindre « dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. » En 1986, la Cour suprême du Canada a établi le test Oakes, lequel permet de clarifier les critères de la justification permettant de limiter les libertés individuelles. Selon ce test, le gouvernement doit être en mesure de justifier que son objectif est effectivement urgent, important et non arbitraire ou inéquitable, ainsi que les restrictions des droits doivent être raisonnables et minimales. Finalement, il doit démontrer que la valeur de l’objectif, et les coûts et avantages réels associés au but poursuivi, sont proportionnels au coût de la violation des droits en question.
Comme le souligne Flood, Thomas et Wilson, les critères de justification du test Oakes correspondent de très près au principe de précaution selon lequel des mesures préventives doivent être prises lorsque des risques importants ou irréversibles comportent une probabilité élevée de se produire, et ce, même si des incertitudes persistent à l’égard des risques et de l’efficacité même des mesures prises pour contrer les risques potentiels. Rappelons-nous le moment où les mesures de confinements sont entrées progressivement en vigueur. Nul ne pouvait alors prédire avec précision le niveau d’efficacité des mesures prises puisque nous faisions face à un nouveau virus dont nous disposions peu de connaissances. Plusieurs incertitudes régnaient sur la nature, la sévérité et l’étendue de la menace de la COVID-19 sur les populations. Toutefois, les analyses épidémiologiques provenant des événements survenus en Asie et en Europe permettaient d’entrevoir des risques d’une grande ampleur, voire des scénarios catastrophiques, à l’égard de la protection de la santé des populations et d’une surcharge des systèmes de santé. Dans ces circonstances, les autorités québécoises et canadiennes étaient en droit (et avaient dans une certaine mesure le devoir moral) de déclarer l’état d’urgence afin d’assurer la protection de la santé des populations en tentant de limiter la propagation du virus, le nombre de décès ainsi que les risques potentiels liés à une surcharge des systèmes de santé. La prudence a alors été priorisée par rapport à la protection des libertés individuelles et des activités économiques.
En santé publique, le principe de précaution s’accompagne généralement du principe de proportionnalité, selon lequel « les différents risques ou inconvénients possibles d’une mesure de santé publique ne devraient pas être hors de proportion par rapport à l’ampleur du problème qu’elle participe à résoudre ou par rapport aux bénéfices attendus. » En ce sens, les libertés individuelles n’ont pas été abrogées pour autant. Les autorités ont souvent procédé par étapes afin d’évaluer s’il fallait réellement restreindre certaines libertés. Il convient de se rappeler, entre autres, que le port du masque a d’abord été une mesure recommandée par les autorités québécoises avant d’être imposée.
De récentes études scientifiques semblent maintenant appuyer l'idée que la mise en place des mesures sanitaires contraignantes était effectivement préférable aux conséquences négatives générées par les limitations des libertés individuelles. Selon l’une des études en question les mesures sanitaires déployées lors du confinement auraient permis d’éviter des millions de morts. D’autres études ont également avancé que ces mesures sont encore plus efficaces lorsqu’elles sont implantées le plus tôt possible, justifiant ainsi l’emploi du principe de précaution et de la limitation conséquente des libertés individuelles.
La liberté est une valeur fondamentale des sociétés démocratiques modernes. Elle est toutefois souvent mécomprise et réduite à la simple possibilité d’un individu de faire tout ce qu’il veut sans égard aux conséquences de ses faits et gestes sur la liberté des autres. Les critiques qui avancent que l’obligation du port du masque porte atteinte à la liberté d’expression ou de conscience tendent à ne pas prendre suffisamment en compte le fait que la protection des libertés individuelles est concrètement possible grâce à un cadre juridique obligeant et limitant certains comportements sociaux. Autrement dit, c’est en régulant les comportements sociaux que l’on peut permettre aux individus d’un groupe social d'exprimer concrètement leur liberté, c’est-à-dire de pouvoir exercer concrètement leur capacité à prendre des décisions et d'agir pour et par eux-mêmes. En temps de pandémie, quel serait l’état de nos libertés individuelles dans un contexte social où l’État privilégierait le strict respect des libertés individuelles au détriment de la bienfaisance, reléguant ainsi au second plan la protection de la vie et de la santé de nombreuses personnes? Et quel serait l’état de nos libertés individuelles dans un contexte dépourvu de solidarité sociale à l’endroit de la protection de la santé de tout un chacun? La solidarité sociale « s’appuie sur le fait que le bien-être de chacun est intimement lié à celui des autres et que nous avons toutes et tous un rôle à jouer pour favoriser la cohésion sociale et le bien commun. » Le succès de la grande majorité des mesures sanitaires repose en réalité sur la solidarité sociale qui se traduit notamment par la volonté de chacun de modifier ces habitudes en posant des gestes altruistes, dont l’adoption des mesures sanitaires au bénéfice de la collectivité et des plus vulnérables.
Certains arguments contre le port général du masque sont même allés jusqu’à mettre de l’avant le droit de contracter le virus et d’être malade. L’une des nombreuses failles de ce type d’argument est que la liberté de choix ne s’en tient pas à la stricte gestion de risques personnels, puisqu’elle n’affecte pas seulement la personne en question. Le virus se transmet d’une personne à une autre et une telle liberté de choix a des conséquences importantes sur la propagation du virus et la santé des autres, qu’il s’agisse notamment des plus vulnérables ou des gens en bonne santé pour qui la maladie pourrait avoir des complications importantes. En effet, bien que la grande majorité des individus survivent à la COVID-19, plusieurs courent le risque de subir d’importantes séquelles, que les études scientifiques ne permettent pas encore de circonscrire avec précision. Dans cette perspective, une forme de liberté qui va à l’encontre de la sécurité des autres est contraire à la solidarité sociale nécessaire à la protection de la santé des populations. Le respect du port du masque permet de diminuer la propagation du virus et, par conséquent, de permettre aux plus vulnérables de se sentir plus en sécurité dans les lieux publics et d’augmenter leurs possibilités de choix et d’action, c’est-à-dire leur liberté. La solidarité sociale permet en ce sens au plus grand nombre de personnes d’exercer leur liberté.
Par ailleurs, le respect du port du masque se présente comme un véritable geste de solidarité sociale permettant de prévenir les hausses importantes de contagion, de décès, d’hospitalisations et une éventuelle surcharge des systèmes de santé, nécessitant ainsi un retour de nouvelles mesures de confinements, comme celles qui sont survenues dans plusieurs endroits dans le monde. L’exemple d’Israël est saisissant. Devant un risque de surcharge du système de santé, les autorités ont récemment décrété un deuxième confinement général. Pour une période minimale de trois semaines, les écoles, les salles d'entrainements et plusieurs commerces seront fermés et la population devra limiter considérablement leurs déplacements à l’intérieur du pays.
Enfin, il est important de mentionner que le port du masque se présente comme une mesure importante afin de protéger et stimuler la relance des activités économiques, lesquelles ont été largement affectées par les mesures de confinements visant à protéger la santé des populations. La « mise sur pause » de plusieurs pans des systèmes économiques, afin de respecter les règles de confinement, a plongé le monde dans ce qui pourrait s’avérer, selon la Banque mondiale, « la plus vaste crise économique depuis 150 ans ». Cette dernière laisse planer des scénarios de crise financière, une dégradation des finances publiques, des taux de chômage élevés et une hausse significative de la pauvreté extrême dans le monde. L’état des activités économiques et la qualité des revenus des citoyens sont des indicateurs importants de la santé des populations. Plus que jamais, la relance économique se présente comme une question de solidarité sociale.
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