En juillet passé, le Québec est devenu la première province canadienne à rendre le port du masque obligatoire pour toute personne de 10 ans et plus qui désire accéder aux espaces publics fermés ou partiellement couverts, tels que les commerces, les lieux de culte, les salles d’entrainement et les bibliothèques. Le port du masque est désormais une pratique obligatoire dans plus de 50 pays et de nombreuses métropoles à travers le monde. Bien que cette mesure soit largement soutenue par les différentes populations à l’échelle internationale, elle fait toutefois l’objet de multiples formes d’oppositions et de résistances. Poursuivant son travail de réflexion entamé dès le début de la pandémie sur les enjeux éthiques liés à la COVID-19, la Commission propose dans cet Éthique hebdo une réflexion sur le port du masque en apportant un éclairage sur les enjeux éthiques entourant l’évolution des connaissances scientifiques à ce sujet. Un second Éthique hebdo portant sur les enjeux éthiques concernant les libertés individuelles et la solidarité sociale suivra la semaine prochaine.
L’obligation du port du masque a récemment généré la diffusion d’une quantité impressionnante de fausses informations. Le Détecteur de rumeurs de l’Agence Science-Presse a fait une récente analyse des fausses nouvelles qui ont prétendu démontrer l’inefficacité du port du masque en s’appuyant sur des recensions tronquées des études scientifiques. L’une de ces recensions provenait d’un physicien (dont l’expertise ne relève donc pas de l’épidémiologie) qui tirait des conclusions à partir d’un échantillon limité d’études portant sur d’autres virus tels que l’influenza et les rhumes ou sur d’autres contextes que celui de la population générale. Les fausses nouvelles sur le port du masque, en continuité avec celles qui ont déferlé depuis le début de la pandémie sur les médias sociaux (voir l’Éthique hebdo du 11 avril 2020 sur les fausses informations dans le cadre de la pandémie à COVID-19), ont certainement eu des répercussions négatives sur des valeurs sociales importantes en temps de pandémie, telles que la confiance du public dans les institutions publiques, la qualité de l’information sur les mesures sanitaires diffusées dans la population ainsi que la protection de la santé des populations.
Le port du masque est un exemple saillant de l’ampleur des défis scientifiques et éthiques auxquels sont confrontés les décideurs publics dans l’élaboration de politiques publiques. Il constitue un intéressant cas de figure de la complexité des enjeux entourant l’articulation de la science et de la politique lorsque l’action publique s’effectue dans un contexte d’urgence et d’incertitudes scientifiques. La présente pandémie oblige les décideurs publics à prendre des décisions avec des connaissances limitées et en constante évolution, de telle sorte qu’une décision justifiable à un moment précis peut s’avérer inadéquate en fonction de la progression des données probantes.
Alors que la gestion politique de la présente crise requiert des décisions urgentes en fonction de l’évolution des contextes, la rigueur de la méthode scientifique exige beaucoup de temps afin de réduire le plus possible les biais de recherche et les analyses erronées. En effet, en plus du temps nécessaire à l’élaboration du devis d’une étude, à l’obtention des autorisations éthiques, à la réalisation de sa démarche et à la rédaction d’un article scientifique, les recherches doivent suivre de plus un processus d’évaluation par les pairs qui peut s’échelonner sur plusieurs mois. Ensuite, l’obtention d’un certain niveau de certitude nécessite la réalisation de méta-analyses, un type d’étude qui vise à analyser et à compiler les recherches portant sur une même question (ex. l’efficacité du port du masque par la population générale afin de contrer la propagation de la COVID-19). Enfin, les recherches scientifiques ne peuvent se traduire immédiatement en politiques publiques sans tenir compte de la diversité des contextes socioculturels, politiques et économiques. Le processus d’élaboration des politiques doit prendre en considération l’ensemble des parties prenantes, des relations entre les différents groupes sociaux, des valeurs sociétales, des habitudes de vie des citoyens ainsi que des ressources humaines et matérielles disponibles.
Les diffuseurs de fausses informations et plusieurs critiques sur le port du masque obligatoire ont utilisé à outrance la prétendue contradiction entre sa récente imposition et la position initiale de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et d’un très grand nombre d’organismes nationaux veillant à la santé des populations. Il faut pourtant se rappeler qu’au début de la pandémie, peu de connaissances scientifiques étaient disponibles sur le port général du masque par le grand public pour limiter l’infection et la propagation de ce nouveau virus dont de nombreuses caractéristiques demeuraient inconnues. Étant donné la nouveauté de ce virus, la plupart des analyses dont disposaient les autorités de santé publique étaient tirées d’autres virus tels que les rhinovirus, l’influenza, le coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) et le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS). Or, chaque nouveau virus possède des caractéristiques uniques dont le processus de découverte des connaissances scientifiques à son endroit exige l’écoulement d’un certain temps. La présente situation exige une certaine indulgence à l’endroit du travail difficile des autorités publiques, bien qu’il soit important en démocratie que les citoyens soient vigilants et osent questionner les décisions et les stratégies déployées par les décideurs.
En avril passé, l’OMS et plusieurs experts ont estimé que le port du masque par les personnes en bonne santé n’était pas recommandé à la lumière de l’état de la recherche alors existant. On craignait que le masque soit mal utilisé de sorte à augmenter les risques de contagion qu’il puisse « détourner des ressources consacrées à des mesures de santé publique efficaces » ou bien de contribuer à induire un faux sentiment de sécurité pouvant générer davantage de négligence à l’égard des gestes barrières, tels que le lavage des mains et la distanciation physique. Il faut également se rappeler que les premières semaines suivant le déclenchement de la pandémie étaient marquées par un contexte mondial de pénurie de matériel médical. Une telle recommandation publique du port du masque, qui n’était pas encore appuyée par des certitudes scientifiques, faisait courir le risque d’accentuer la pénurie de masques médicaux, mettant par conséquent à risque le personnel soignant. En bref, dans ce contexte, le port du masque pouvait faire redouter de générer davantage de tort que de bien à la population générale.
Au fil des mois du confinement, les connaissances sur le port du masque se sont affinées grâce à plusieurs études observationnelles (notamment en Chine, en Allemagne et dans des États américains), l’expérience de son utilisation dans différents endroits du monde (notamment au Japon et en Corée du Sud) et la réalisation d’une importante méta-analyse ont permis de lever les incertitudes quant à son utilisation générale par la population. Par exemple, une étude à contrôle synthétique réalisée en Allemagne est parvenue à établir que le port du masque pouvait réduire de 40% le taux d’infection à la COVID-19. Pour ce faire, les chercheurs ont comparé l’évolution des taux d’infection de la ville de Jena, première ville qui a imposé le port du masque dans la fédération, avec la constitution d’un autre groupe possédant des caractéristiques similaires (population régionale, densité de population, âge moyen de la population, proportion de citoyens âgés, etc.) ou le port du masque est devenu obligatoire 20 jours plus tard. Le contexte scientifique a changé à un point tel que le 5 juin 2020 dernier, l’OMS a procédé à une importante réévaluation de ses orientations sur le port du masque qu’elle avait fixé trois mois plus tôt. Elle a alors encouragé « les pays et les communautés à adopter des politiques sur le port du masque par le grand public et à effectuer des recherches de qualité pour en évaluer l’efficacité dans la lutte contre la transmission. » Cette mesure s’accompagne toutefois sur la poursuite des gestes barrières ainsi que la mise en place de mécanismes assurant que les masques médicaux (dont l’efficacité est supérieure aux masques artisanaux) soient réservés « aux soignants et aux personnes à risque ».
Les masques artisanaux sont désormais considérés comme pouvant réduire de manière considérable les taux de transmission du coronavirus si un nombre suffisant de personnes les porte en public. Les études ont démontré dans un premier temps que l’efficacité du port du masque était principalement liée à la protection des autres, de l’expression « my mask protects you, your mask protects me ». Le port du masque permet en effet de limiter considérablement la dispersion des gouttelettes dans l’air provenant des personnes infectées (qu’elles soient asymptomatiques ou bien présentant des symptômes). Les résultats seraient concluants avec une seule couche d’épaisseur de tissus. Enfin, d’autres études avancent désormais que les bienfaits du port du masque ne se réduiraient pas à la protection des autres, mais s’étendraient également à la personne qui le porte puisqu’il réduirait la charge virale inoculée du virus par la personne, la quantité de virus à laquelle le porteur est exposé, et par conséquent, le niveau d’infection. Ainsi, le port du masque permettrait de réduire de manière considérable les risques de développer une forme sévère d’infection à la maladie à coronavirus.
Pour des raisons éthiques liées à la protection de la santé des personnes, il n’est pas possible d’obtenir des études scientifiques qui permettraient d’obtenir un plus grand niveau de certitude sur l’efficacité du port du masque. En effet, les études observationnelles ont permis de générer un bon niveau de certitude sur l’efficacité du port du masque. Toutefois, elles ne génèrent pas le plus haut taux de certitude telles que les études à test randomisé afin de démontrer l’efficacité d’un traitement ou d’une méthode de prévention. Les études à tests randomisées procèdent à une sélection aléatoire de l’échantillon de l’étude tout en limitant le risque de biais méthodologique ou de jugement biaisé, qu’ils soient générés par le chercheur ou bien par le participant (double insu). Pour parvenir à réaliser ce type d’étude, il faudrait par exemple être en mesure de comparer l’effet de l’exposition au coronavirus, entre deux groupes de population choisis de manière aléatoire, l’un portant un type de masque et l’autre ne portant pas de masque. Cette méthodologie de recherche comporte son lot de difficultés pratiques (il faudrait notamment s’assurer que les chercheurs ne puissent pas percevoir les masques des participants). Mais ce type d’étude est tout simplement inconcevable sur le plan de l’éthique de la recherche puisqu’il pose des risques importants à l’égard de la santé des participants. En effet, une étude à test randomisé impliquerait d’exposer de manière accrue des participants au virus responsable de la COVID-19, et donc de leur faire courir des risques importants pour leur santé, en toute connaissance de cause, alors que la morbidité de la maladie est bien connue et qu’il n’existe à ce jour aucun traitement efficace.
La bienfaisance et la non-malfaisance sont deux valeurs phares devant guider l’élaboration des politiques publiques en matière de gestion de la présente pandémie à COVID-19. La bienfaisance se rapporte principalement à l’élaboration et la mise en place de mesures visant l’amélioration et la protection de la santé des populations alors que la non-malfaisance exige que les mesures visant la bienfaisance causent le moins de torts possible. En fonction des nouvelles connaissances scientifiques, le port du masque se présente comme une mesure simple et peu couteuse produisant davantage de biens que de torts pour l’ensemble de la population. Toutefois, il importe que les autorités assurent la diffusion de directives de sécurité afin de prévenir les risques liés à l’autocontamination ou bien à l’apparition de problèmes de peaux ou respiratoires pouvant survenir en cas de mauvais emplois ou d’utilisation de masques de mauvaise qualité. De plus, en fonction de leurs conditions de santé, certaines personnes doivent être exemptées du port du masque. Il suffit de penser aux personnes en situation de handicap physique (qui sont incapables mettre ou de retirer le masque par elles-mêmes), ou cognitif (qui ne sont pas en mesure de comprendre le caractère obligatoire de son port), ainsi que celles aux prises avec des problèmes de peaux majeurs. Il faut également prévoir des mesures spéciales pour les personnes malentendantes pour lesquelles le port du masque nuit de manière considérable à la communication et aux interactions sociales, puisque le masque empêche de lire sur les lèvres et de percevoir certaines émotions des interlocuteurs. Ainsi, la fabrication et le port de masques spéciaux sécuritaires doivent être encouragés afin de faciliter les interactions sociales des personnes malentendantes. Enfin, l’achat de masque peut représenter des contraintes économiques importantes pour des personnes en situation d’itinérance ou à faibles revenus. C’est pourquoi il est nécessaire que les autorités puissent assurer la distribution gratuite de masques de qualité à ces populations.