Commission de l'éthique en science et en technologie

Science fondamentale et démocratie : une articulation ambigüe, mais nécessaire

Depuis quelques années, le contexte sociopolitique des sociétés occidentales semble de plus en plus marqué par l’émergence de résistances et d’oppositions à la science. 

12 mars 2020 Science ouverte et participative, Sciences et politiques publiques, Communication scientifique exacte et accessible

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Selon certains, nous sommes entrés dans une nouvelle ère, celle des Fake Newsdes faits alternatifs et de la post-vérité. Comme nous l’avons soulevé récemment dans un Éthique hebdo portant sur le traitement médiatique des changements climatiques, on assiste également à la tendance contraire, soit celle de réhabiliter le discours scientifique dans la sphère publique. 

C’est le cas notamment de plusieurs journaux qui souhaitent désormais accorder une plus grande importance au point de vue scientifique tout en écartant les discours dits climatosceptiques ou négationnistes climatiques. Ce contexte social pose plusieurs enjeux éthiques et nous invite à revisiter les fondements mêmes de la science et ses relations avec la société, la technologie, la démocratie et l’éducation; tâche à laquelle nous nous efforcerons de répondre à travers une série (bimensuelle) d’Éthique hebdos dédiée à cet effet.

Cette présente publication tente pour sa part de porter un éclairage sur la relation entre la science fondamentale et la démocratie. La science fondamentale concerne les recherches portant sur le développement de connaissances, ou leur approfondissement, sur le fonctionnement de phénomènes de différentes natures, ne visant pas d’application pratique. Pour sa part, la démocratie ne se réfère pas seulement au système électoral, mais concerne également la participation, à différents niveaux, des citoyens aux différentes sphères d’activités de la vie sociale et à la poursuite du bien commun. En démocratie, le peuple est en principe souverain. Nous présentons cette relation entre science et démocratie à partir de trois principaux modèles : le modèle linéaire de l’autonomie scientifique, le modèle du pilotage social de la science et enfin, le modèle dialogique.

Modèle linéaire de l’autonomie scientifique

Le modèle linéaire soutient que la démocratie et la science doivent être gardées, le plus possible, à l’écart l’une de l’autre. Dans ce modèle antagoniste entre science fondamentale et démocratie, on craint que la démocratie ne fasse que conférer une fonction utilitaire à la science, compromettant la fiabilité des connaissances produites et la poursuite de grandes découvertes scientifiques pour lesquelles des applications pratiques et des retombées économiques ne sont pas connues à l’avance. Cette croyance en la démocratie est très ancienne. Lors de son séjour en Amérique, le philosophe français Alexis de Tocqueville en venait à la conclusion que la démocratie avait cette tendance inhérente à réduire l’activité scientifique à son utilité immédiate. Tocqueville considérait que l’État se devait de faire un contre-balancier afin de « créer les conditions de la réflexion qui mène aux grandes découvertes », conditions étant mises à mal par le peuple.

Le modèle linéaire a donc pour visée principale les découvertes scientifiques et non leurs applications pratiques. Bien que des applications pratiques pourront s’en suivre, le développement scientifique doit se réaliser de manière indifférente à ses usages sociaux et demeurer à l’abri de toute influence économique, politique ou idéologique. L’un des arguments avancés pour conserver cette frontière opaque est d’ordre épistémique. On estime que les controverses scientifiques ne peuvent se résoudre de la même manière que les problèmes et les enjeux politiques, soit à partir de débats, de confrontations, de rapports de force et ultimement par le vote de la population. En science, l’emporteront les meilleures démonstrations suivant des démarches rigoureuses faisant preuve de rationalité argumentative et étant contrevérifiées par les pairs. Le modèle linéaire a tendance à considérer les citoyens dont les activités premières ne sont pas d’ordre scientifique comme étant dépourvus des compétences nécessaires pour établir les priorités de la recherche, pour conduire des recherches ou pour en évaluer la qualité. Il ne faudrait surtout pas confier aux citoyens ordinaires le soin de choisir les programmes et les grands axes de recherches pour la société. Il en revient aux scientifiques de décider de l’orientation même de la science.

Appliqué à la crise climatique actuelle, ce modèle sous-tend que les scientifiques doivent produire les meilleures connaissances possibles qui serviront aux décideurs publics afin que ceux-ci puissent prendre les meilleures décisions. Il s’agit, dans une certaine mesure, de la position du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) lequel se donne comme but de fournir « des informations pertinentes, mais non prescriptives » (Dahan et al, 2015, p. S8).

Pilotage social de la science

Le pilotage social de la science propose un important renversement du modèle linéaire. Selon ce modèle, les grandes orientations et développements scientifiques doivent faire l’objet de décisions démocratiques. Ainsi, il favorise une large participation du public dans l’activité scientifique, de la formulation des questions de recherches à la collecte et à l’analyse de données. Dans cette perspective, on reconnait d’emblée le caractère social de la science et du travail scientifique. En effet, dans le modèle du pilotage social de la science, il n’existe pas de recherches scientifiques désintéressées et détachées des valeurs sociales et des décisions politiques (Jasanoff, 1987). De plus, les pressions commerciales exercent désormais de plus en plus de pouvoir au sein de la science. La participation du plus grand nombre de citoyens est vue comme un contre-poids aux intérêts industriels liés au développement de la science. Le modèle de pilotage social vise ainsi à organiser l’orientation et le déroulement du développement scientifique en fonction des besoins et des plans de développement sociaux, soumettant la science à des impératifs extra-scientifiques. Dans cette perspective, le citoyen moyen est vu comme « parfaitement capable de s’approprier des questions technoscientifiques complexes et d’émettre des jugements pertinents » (Jacq et Guespin-Michel, 2015, p.118).

Modèle dialogique : co-construction entre science et démocratie

Ce dernier modèle tente pour sa part de réaliser un certain compromis entre le modèle linéaire et le modèle du pilotage social de la science. Il permet de conserver les bénéfices et d’éviter les inconvénients des deux modèles précédents. Il vise simultanément la conservation de zones d’autonomie scientifique et la participation démocratique à l’orientation du développement scientifique. Cette zone d’autonomie des scientifiques est importante. Par souci épistémique, il faut garantir des formes d’autonomie de recherche permettant l’impartialité du travail scientifique.  (Jacq et Guespin-Michel, 2015, p.119). Les chercheurs peuvent avoir la liberté de conserver leur ethos professionnel et de déterminer des sujets et des méthodes de recherche. Ils devraient aussi bénéficier d’une marge de manœuvre pour investiguer des événements et des résultats imprévus survenant pendant des expériences. Il en va de leur liberté académique.

Le modèle dialogique permet de concilier la démarche de résolution de problèmes pratiques et celle de la compréhension des phénomènes (Jacq et Guespin-Michel, 2015, p.118) tout en favorisant des lieux de co-construction sur l’orientation et le développement de la science. L’espace d’autonomie de la science ne se réalise pas en vase clos, mais bien « en dialogue avec une démarche de démocratisation étendue des choix des priorités de la recherche scientifique. » (Jacq et Guespin-Michel, 2015, p.118). La démocratie ne se retrouve pas non plus assujettie aux connaissances scientifiques, quoique ces dernières soient d’une grande utilité dans les délibérations publiques. Si l’orientation de la science doit pouvoir s’effectuer à partir d’une délibération sur l’intérêt commun, les citoyens doivent, à cet effet, bénéficier des ressources leur permettant de s’approprier les connaissances et les démarches scientifiques. De plus, les procédures délibératives doivent permettre un réel dialogue et non seulement l’expression d’intérêts particuliers. On peut penser notamment aux conséquences néfastes sur le plan scientifique lorsque des compagnies privées suppriment des résultats de recherche nuisant à leurs intérêts financiers. (Jacq et Guespin-Michel, 2015, p.118).

Comme l’a montré Joseph Gusfield, la manière dont un problème public est décrit et abordé exerce un effet de « cadrage » sur les solutions imaginées et proposées. (Dahan et Guillemot, 2015, p.57). Il importe de demeurer à l’affût de la force qu’exerce le discours scientifique au sein des délibérations publiques sur ses orientations et son développement et s’assurer que ce dernier n’ait pas un effet de cadrage trop restreint faisant en sorte de nuire à la participation citoyenne. Il est effectivement important que ce dialogue entre démocratie et science valorise l’intégration d’une pluralité de voies de recherche au sein de la démarche scientifique. L’intégration des « sans-voix », des plus vulnérables s'avère essentielle. En effet, la participation sociale la plus diversifiée possible au sein de ce dialogue social sur la science est cruciale sur plusieurs plans, qu’il s’agisse par exemple de justice sociale ou de développement des connaissances. Elle permet de bénéficier de l’expérience terrain des citoyens et de mieux comprendre leurs besoins de connaissances, lesquels « ne sont pas l’apanage de ceux qui ont actuellement les moyens de se faire entendre. » (Jacq et Guespin-Michel, 2015, p.119). L’intégration de « patients partenaires » dans les recherches en santé est un exemple de cette approche.

Science, démocratie et crise climatique

Les voix s’élèvent de plus en plus contre l’approche linéaire de la science, d’autant plus lorsqu’il est question d’un enjeu dont les conséquences envisageables sont d’ordre catastrophique, comme l’est celle des changements climatiques. Il faut à cet effet assurer le maillage « entre le constat scientifique et les actions politiques. » (Dahan et al, 2015, p. S12). Force est de constater que le simple constat scientifique ne suffit pas à influencer les décideurs publics et une partie importante de la population à poser les actions nécessaires à une réduction notable des GES et du réchauffement planétaire. Dans cette perspective, des regroupements de scientifiques tels que le GIEC sont appelés à entrer en dialogue avec de larges publics en plus de leurs interlocuteurs traditionnels constitués principalement d’experts scientifiques et de décideurs publics. Les connaissances scientifiques sur le climat doivent pouvoir intégrer des connaissances diverses (ex. locales et traditionnelles), la diversité culturelle et différentes visions du monde (Dahan et Guillemot, 2015, 12). Dans cette optique, la vulgarisation scientifique devient essentielle afin d’atteindre les publics les plus larges possibles et favoriser des réponses locales à la crise climatique (Dahan et Guillemot, 2015, S14). Les institutions scientifiques doivent s’adapter au contexte mondial nouveau et toujours changeant.

La question climatique ne peut faire fi de considérations sociales et mondiales, tels que les inégalités sociales, les différentes formes de vulnérabilité sociale, les asymétries historiques entre les pays et régions du monde, la géopolitique, le mode de production industriel globalisé exerçant toujours plus de pression sur les ressources naturelles, ainsi que les choix technologiques réalisés par les différentes sociétés et qui ont contribué au réchauffement planétaire actuel. Il s’avère plus que jamais déterminant d’entamer un grand dialogue sur les enjeux sociaux et éthiques des changements climatiques et leurs impacts sur les autres défis et enjeux sociaux et politiques. Il suffit de penser à l’enjeu grandissant de la justice climatique. Enfin, il faut permettre des lieux de dialogues et d’informations sur les enjeux éthiques et les valeurs éthiques soulevés par la crise climatique. Une question importante demeure : dans le contexte actuel de résistances à l’endroit de la science, comment est-il possible de conserver un angle critique sur la science et sur les différents modèles scientifiques proposés pour représenter les changements climatiques, en sachant que toute tentative critique peut servir de munitions au discours climato-sceptique?

Références

  • Dahan, A., & Guillemot, H. (2015). Les relations entre science et politique dans le régime climatique : À la recherche d’un nouveau modèle d’expertise ? Natures Sciences Societes, Supplément(Supp. 3), 6‑18.
  • Jacq, A., & Guespin-Michel, J. (2015). Science et démocratie : Une articulation difficile, mais nécessaire. Écologie & politique, N° 51(2), 107‑120.
  • Jasanoff, S. S. (2016). Contested Boundaries in Policy-Relevant Science: Social Studies of Science.