Depuis quelques années, le contexte sociopolitique des sociétés occidentales semble de plus en plus marqué par l’émergence de résistances et d’oppositions à la science. Selon certains, nous sommes entrés dans une nouvelle ère, celle des Fake News, des faits alternatifs et de la post-vérité. Comme nous l’avons soulevé récemment dans un Éthique hebdo portant sur le traitement médiatique des changements climatiques, on assiste également à la tendance contraire, soit celle de réhabiliter le discours scientifique dans la sphère publique. C’est le cas notamment de plusieurs journaux qui souhaitent désormais accorder une plus grande importance au point de vue scientifique tout en écartant les discours dits climatosceptiques ou négationnistes climatiques. Ce contexte social pose plusieurs enjeux éthiques et nous invite à revisiter les fondements mêmes de la science et ses relations avec la société, la technologie, la démocratie et l’éducation; tâche à laquelle nous nous efforcerons de répondre à travers une série (bimensuelle) d’Éthique hebdos dédiée à cet effet.
Ce présent Éthique hebdo propose d’investiguer la question de la valeur du point de vue scientifique par rapport aux points de vue « non scientifiques ». Dans le contexte des changements climatiques, il existe un consensus scientifique important sur l’existence du phénomène et de ses causes anthropiques (liées à l’activité humaine). Dans la perspective scientifique, ce consensus permet de mieux comprendre l’étendue du phénomène, prédire son évolution et proposer des choix d’actions collectives ou publiques afin de protéger les écosystèmes naturels et les sociétés humaines. Cette position tient sur le présupposé que pour certaines questions, telles que les changements climatiques, un point de vue basé sur la science vaut plus que l’un qui ne s’appuie sur aucune démarche scientifique rigoureuse. Nous nous proposons de développer un peu sur ce présupposé en investiguant la question de la croyance en la science et en la contrastant avec d’autres modes de fixation des croyances. Notre analyse utilise la théorisation des méthodes de fixation de la croyance élaborées par Charles Sanders Peirce, tout en étant conscients de ses limites et en prenant garde de ne point s’appuyer exclusivement sur sa conception des sciences.
Dans le langage courant, il est commun d’opposer croyance et connaissance. Dans cette compréhension usuelle des mots, la croyance relèverait davantage de l’opinion personnelle ou de la religion alors que la connaissance relèverait de la science. En philosophie de la connaissance, il est plutôt courant de concevoir la connaissance comme un type de croyances. La théorie classique considère que la connaissance est une croyance vraie et justifiée.
Peirce propose de concevoir la science comme une manière de « fixer » nos croyances, une manière parmi d’autres, mais qui a une plus grande valeur en raison de son rapport privilégié avec sa recherche de la vérité et la poursuite du bien commun. Que veut-il dire lorsqu’il parle de « fixer nos croyances »? Selon Peirce, les croyances permettent d’orienter nos désirs et nos actions avec assurance. Elles permettent dans une certaine mesure de stabiliser et de résoudre l’inconfort suscité par la charge émotive négative du doute. L’être humain n’aime pas demeurer dans l’état inconfortable du doute. Il cherche donc à avoir des croyances stables pour maintenir un certain état de confort. Aux fins de notre propos, nous allons nous en tenir à trois des quatre méthodes de fixation des croyances de Peirce, soit la méthode de ténacité, la méthode d’autorité et la méthode scientifique.
La méthode de ténacité consiste à percevoir et sélectionner uniquement les éléments de la réalité qui viennent confirmer ses croyances et exclure ce qui vient les mettre en péril. La méthode de ténacité opère sous le mode de la conviction et de la peur de voir ses croyances modifiées. Jouer à l’autruche a l’avantage d’éviter de se confronter à la réalité d’un potentiel danger et de ne pas avoir à transformer ses croyances et sa manière de vivre. La méthode de ténacité se rapporte de très près au biais cognitif de confirmation, selon lequel nous avons une propension à accorder une plus grande crédibilité aux énoncés qui confirment nos croyances et une moins grande crédibilité à ceux qui les contredisent.
En ce qui a trait aux changements climatiques, ce biais de confirmation peut se traduire de plusieurs manières. La méthode de ténacité peut faire ressortir des causes potentielles de résistances à l’endroit des faits relatifs aux changements climatiques et à la nécessité de poser des gestes immédiats. En effet, l’urgence de la situation implique une remise en question de plusieurs croyances passées à l’endroit des modes de vie et des projets futurs. Elle crée une véritable onde de choc sur les croyances en des idéologies dominantes de notre époque, telles que l’individualisme, la propriété, le libre marché et la croissance économique. Des efforts pour lutter contre les émissions de gaz à effet de serre (GES) attaquent en quelque sorte directement ces idéologies, puisqu’ils mettent en lumière l’importance de l’action collective et d’une collaboration sans précédent entre les citoyens et les États. Ainsi, l’attachement à certains modes de vie peut facilement amener les gens à sélectionner ce qu’ils désirent entendre et croire à propos des changements climatiques.
La croyance ne peut s’en tenir à sa simple dimension de conviction individuelle. La vie en société fait en sorte que les croyances ont un caractère social. Les croyances des uns et des autres sont en quelque sorte dans un constant processus d’inter-influence et de confrontation. Notre instinct social fait en sorte que nous reconnaissons que les opinions des autres peuvent valoir au même titre que les nôtres. La méthode d’autorité se caractérise par la formation de croyances à partir des différentes formes de socialisation, dont l'éducation, le rapport aux figures d’autorités et aux institutions politiques. Ces dernières ont un effet d’uniformisation des croyances au sein d’une population. Bien qu’elle puisse être coercitive, la méthode d’autorité permet une certaine unification du corps social.
Concernant les changements climatiques, ce mode de fixation des croyances met en lumière l’impact des positions et des mesures prises par les élites politiques et les institutions sociales sur les croyances d’une population quant à l’existence et les conséquences des changements climatiques. Les négationnistes climatiques vont par ailleurs souvent en appeler au complot social lorsque les autorités sociales reconnaissent l’existence des changements politiques et proposent par conséquent des politiques et des mesures pour contrer leurs impacts négatifs. Ce complot proviendrait, d’une part, des scientifiques désirant obtenir des fonds publics pour réaliser leurs recherches, et d’autre part, de l’instrumentalisation des recherches scientifiques de la part du politique afin de mettre de l’avant un agenda dans leur intérêt électoraliste.
La méthode scientifique de fixation de croyances se distingue principalement des méthodes de ténacité et d’autorité. Tout en reconnaissant que toute connaissance et vérité sont faillibles et puissent être un jour réfutées, la méthode scientifique présente une démarche rigoureuse de vérification empirique et de contrevérification par les pairs (ou d’une « communauté d’enquêteurs » dans les termes de Peirce). Elle offre, en ce sens, une approche universelle puisque quiconque suivant la méthodologie de recherche pourra parvenir au même résultat. Elle offre la validation pratique des hypothèses et permet de faire la découverte des corrélations et des phénomènes agissants sur tous les humains, indépendamment « des idées que nous pouvons en avoir ». Le raisonnement scientifique permet de faire de nouvelles découvertes. Elle part de ce que l’on sait pour découvrir ce que l’on ne sait pas encore. Des trois méthodes, la méthode scientifique permet de valider ou d’invalider des propositions. Les autres méthodes en viennent à fixer la croyance à partir de circonstances particulières et des goûts personnels.
Les recherches scientifiques (et non pseudo-scientifiques) sur les changements climatiques sont fondées sur des démarches rigoureuses et dont les hypothèses ont été validées de manière empirique. La méthode scientifique permet d’offrir une conception cohérente des faits et de leurs arrangements. Il s’agit d’une démarche qui insiste sur l’intégrité de la croyance et la recherche de la vérité, bien que celle-ci puisse être remise en cause dans le futur. En effet, Peirce met en lumière l’importance pour les individus d’être disposés à remettre en question leurs propres croyances en fonction de l’épreuve des faits, puisque les humains ont cette tendance à rester attachés à leurs croyances par ténacité, à s’appuyer sur des figures d’autorité, ou bien de s’en remettre à des idéologies.
Comme le souligne le philosophe des sciences Étienne Klein, il faut prendre garde au contexte actuel dans lequel règne un certain relativisme scientifique et s’assurer de préserver un certain désir de véracité au sein de la population : « … si vous ne croyez pas à l’existence de la vérité, quelle cause votre désir de véracité servira-t-il? ». En ce sens, bien que les contextes sociaux influencent les recherches scientifiques et que ces dernières soient réalisées dans des contextes de rapports de pouvoir et d’intérêts et de compétition entre chercheurs, cela ne mine pas pour autant la valeur épistémique de ces recherches et leurs utilités pour des décisions assurant le bien commun des sociétés humaines et leurs conditions environnementales.
Le problème essentiel provenant du clan des négationnistes climatiques est de créer des croyances sans démarches scientifiques rigoureuses. Certaines démarches tentant d’invalider la thèse des changements climatiques ou d’amoindrir leurs ampleurs utilisent des démarches non rigoureuses et non reproductibles. De plus, elles proviennent souvent de scientifiques ou d’historiens ne provenant pas de disciplines reliées à l’environnement ou à l’étude du climat.
Ces méthodes de fixation des croyances soulèvent également l’enjeu de la manière dont la population devrait former ses croyances à l’égard des changements climatiques. Cet enjeu touche directement la question de l’éducation à la science et également celle de la démocratisation de la science. Il est notamment question de quelle éducation nous offrons afin que les individus puissent être autonomes dans leur jugement sur les études scientifiques. Ceci implique l’enseignement de la science non pas dans la simple perspective de « transmission » de connaissances scientifiques, mais bien également dans la sensibilisation et l’apprentissage de la démarche scientifique comme tel. L’enjeu de l’éducation touche en plus la démocratisation de la science et la participation des citoyens dans l’entreprise scientifique. Comment peut-on faire participer davantage les citoyens dans les études scientifiques? Non seulement dans la collecte des données, mais bien dans l’ensemble des étapes d’analyses et de production de résultats?
Enfin, le fait que l’appareil politique et les institutions publiques forment leurs programmes et leurs agendas politiques en fonction des consensus scientifiques ne peut qu’être souhaitable. Les représentants politiques doivent pouvoir prendre des décisions à partir des meilleures connaissances disponibles, sans quoi leurs programmes et leurs décisions ne pourront véritablement viser l’atteinte du bien commun.
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