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Le 29 mai dernier, le Guardian rapportait que l’assistant personnel développé par la compagnie Google, qui fonctionne entre autres grâce à l’intelligence artificielle (IA), dépend grandement du travail d’une importante équipe de linguistes qui l’entraînent. Les fonctionnalités liées à un tel système d’IA sont impressionnantes : celui-ci est capable de comprendre une commande vocale et d’y répondre de manière appropriée, et ceci dans plusieurs langues différentes. De telles fonctionnalités cachent toutefois des enjeux bien réels : un système d’IA doit être développé par une armée de travailleurs et les conditions liées à ce travail ne sont pas toujours avantageuses pour ceux-ci. Dans le cas de Google, le développement de son assistant personnel dépend de travailleurs contractuels, sans sécurité d’emploi, avec des salaires relativement bas et sans compensation pour le travail supplémentaire fait. Ce sont des conditions similaires pour les modérateurs engagés par Facebook et les travailleurs qui permettent d’améliorer l’assistant personnel Alexa de la compagnie Amazon.
Ce sont quelques-uns des nombreux effets des développements liés à l’IA sur le monde du travail. Ces problèmes ont motivé la Commission de l’éthique en science et en technologie à publier un document de travail abordant ce sujet. Ce document, qui a pour titre « Les effets de l’intelligence artificielle sur le monde du travail », a deux objectifs. D’abord, identifier les effets probables de l’IA sur le monde du travail. Ensuite, identifier les enjeux éthiques liés à ces effets. Il sera disponible sur le site web de la Commission dans les prochaines semaines. En voici un bref survol.
Le document recense trois grands groupes d’effets que devrait avoir l’IA sur le monde du travail : des effets sur le nombre d’emplois disponibles, des effets sur la relation d’emploi et, finalement, des effets sur l’organisation du travail. De plus, il identifie deux grands groupes d’enjeux éthiques : le premier est lié à la justice distributive, alors que le deuxième est lié à la dignité et au bien-être des travailleurs.
Alors que des études prédisent des pertes d’emplois causées par l’IA, il faut reconnaître plusieurs contraintes liées à l’automatisation d’une tâche et à l’élimination d’un emploi. D’abord, la technologie pour automatiser une tâche doit être inventée et adaptée au contexte propre à l’entreprise qui déciderait d’automatiser des tâches, ce qui nécessite une main-d’œuvre qualifiée. Ensuite, l’achat de machines permettant d’automatiser des tâches doit profiter aux entreprises : si le coût d’une technologie est trop élevé, il est possible qu’une entreprise préfère conserver un travailleur en poste. Bref, il faut que de tels investissements soient rentables pour les entreprises ou, du moins, qu’ils permettent de répondre à une pénurie importante de main-d’œuvre.
Considérant tous ces facteurs qui peuvent ralentir et complexifier l’automatisation d’une tâche, il est préférable de faire preuve de nuance et d’opter pour un scénario plus modéré : l’IA pourrait mener à l’élimination d’emplois, mais le moment où le travail humain ne sera plus nécessaire n’est pas pour bientôt.
Sur le plan des emplois pouvant néanmoins être éliminés, ceux principalement constitués de tâches routinières sont plus à risque, car elles sont les plus faciles à automatiser. S’il est plutôt probable que l’IA n’entraîne pas un chômage important, elle risque toutefois de modifier de manière importante la nature des emplois et d’augmenter la demande pour de nouveaux types d’emplois. Ainsi, les travailleurs seront appelés à accomplir de nouvelles tâches pour demeurer en poste et, potentiellement, à développer de nouvelles compétences. De plus, les développements liés à l’IA participeront à créer des emplois, mais ceux-ci exigeront des compétences différentes des emplois éliminés.
Comme il a été souligné précédemment, les développements liés à l’IA ont déjà des effets sur la relation d’emploi, autant en ce qui concerne la stabilité de cette relation (hausse du travail sur demande ou à la pièce) que sur les salaires. Bien qu’il soit nécessaire de faire preuve de prudence et ne pas attribuer tous ces effets sur la relation d’emploi à l’IA comme telle, il est important de souligner que son déploiement dans le monde du travail pourrait avoir pour effet indirect de modifier la relation d’emploi. Les grandes compagnies développant les systèmes d’intelligence artificielle pourraient, par exemple, favoriser un modèle d’affaires basé sur une relation d’emploi plus précaire.
En plus d’avoir des effets sur le nombre d’emplois disponibles et sur la relation d’emploi, l’IA pourrait avoir des effets sur l’organisation du travail. D’abord, en permettant de déployer de nouvelles techniques ou d’étendre les techniques actuelles de gestion des ressources humaines. Par exemple, les systèmes de catégorisation des candidats pourraient maintenant inclure plus de données et, grâce à l’IA, permettre de catégoriser plus précisément les candidats ayant postulé . Un système d’IA pourrait également suggérer à un gestionnaire le candidat ou la candidate qui correspond le mieux à l’emploi affiché.
Ensuite, en permettant de déployer des systèmes de surveillance et de contrôle plus intrusifs. Par exemple, grâce à l’IA et à la reconnaissance des expressions faciales et des émotions, une caméra dans un lieu de travail peut non seulement permettre de déterminer si un travailleur est présent, mais aussi comment celui-ci interagit avec ses collègues ou les clients.
Finalement, en faisant en sorte que les travailleurs soient appelés à travailler de plus en plus, et de manière plus étroite, avec des machines. Par exemple, les avancées technologies liées à l’IA, entre autres celles liées à la vision numérique et à l’analyse du langage, pourraient permettre de déployer des « robots collaboratifs » qui auraient la capacité d’interagir avec les travailleurs et accomplir, en collaboration avec ceux-ci, certaines tâches. En ce sens, les robots collaboratifs seraient un peu comme des collègues de travail.
Dans le document de travail, la Commission identifie deux groupes d’enjeux éthiques liés aux effets de l’IA sur le monde du travail.
Le premier groupe d’enjeux est celui des enjeux liés à la justice distributive. Ce sont des enjeux qui concernent, plus spécifiquement, la distribution de la valeur (ou de la richesse) générée par l’IA. En effet, il semble difficile de nier que les systèmes d’IA vont générer de la valeur, ce qui pourrait entre autres passer par une augmentation de la productivité économique. Cependant, considérant que l’IA n’aura pas un impact égal sur tous les travailleurs, il est loin d’être évident que cette valeur générée au sein de la société sera bénéfique pour l’ensemble de la population et des travailleurs. En effet, il est possible que certains travailleurs profitent grandement du déploiement de l’IA dans le monde du travail, alors que d’autres subissent des préjudices. Cela pourrait être le cas pour les travailleurs qui verraient leur emploi éliminé ou grandement modifié à la suite de l’implantation de l’IA dans le monde du travail.
Devant une telle possibilité, des politiques publiques de redistribution des richesses, des programmes d’aide à l’emploi et de formation professionnelle devront probablement être modifiés ou bonifiés. De plus, dans un contexte où les développements liés IA pourraient favoriser le travail sur demande, il sera peut-être nécessaire de revoir le droit du travail et les normes du travail pour protéger un maximum de travailleurs.
Le deuxième groupe d’enjeux éthiques concerne la dignité et le bien-être des travailleurs. Dans un contexte où les systèmes d’IA permettent d’alimenter des décisions en considérant un nombre impressionnant de données, dont des données qui peuvent être personnelles ou sensibles, il est possible que la vie privée des travailleurs et des candidats à un emploi ne soit pas toujours respectée. Par exemple, certains logiciels utilisant l’IA proposent, en se basant sur plusieurs critères, de déterminer quels candidats sont les plus qualifiés pour un poste. Toutefois, étant donné que les critères sur lesquels un tel système s’appuie pour prendre une décision ne sont pas toujours rendus publics, il est possible que de telles techniques échouent à respecter la vie privée des candidats. De plus, de tels systèmes pourraient reproduire de la discrimination à l’embauche, entre autres si certains biais se glissent dans ces systèmes. Ainsi, un système d’IA pourrait favoriser indûment une partie de la population pour un certain type de poste : un homme blanc pour un poste de haute direction, par exemple. Dans un tel contexte, la dignité de certains candidats ne serait pas respectée, car ceux-ci ne seraient pas traités avec un respect égal.
Concernant le bien-être des travailleurs, cette valeur sera respectée dans la mesure où le déploiement de l’IA dans le monde du travail participe à améliorer les conditions de travail des travailleurs. Bien que cela puisse être le cas dans certains contextes (par exemple en participant à améliorer la santé et la sécurité au travail), les développements liés à l’IA peuvent participer à détériorer les conditions de travail. Cela pourrait être le cas si un travailleur est confiné, à la suite du déploiement de l’IA, à quelques tâches répétitives, ou si un travailleur voit la dimension sociale de son travail être éliminée.
La Commission continuera à travailler sur les effets de l’IA sur le monde du travail. D’ailleurs, celle-ci a commencé les travaux dans le but de publier un avis qui se penchera plus en profondeur sur les enjeux liés à la justice distributive. L’objectif de cet avis est de formuler des recommandations aux décideurs afin de veiller à une juste redistribution des richesses dans un contexte où les développements liés à l’IA pourraient avoir des effets importants sur le travail. Cet avis devrait être publié en 2020. Le document de travail sur les effets de l’IA sur le monde du travail sera publié sur le site web de la Commission dans les prochaines semaines.
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