Commission de l'éthique en science et en technologie

Les enjeux éthiques et limites du discours sur la carboneutralité

16 novembre 2022 Environnement, Crise climatique, Énergie (sources et infrastructures), Administration publique

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Le 8 novembre 2022, un groupe d’experts de l’Organisation des Nations Unies (ONU) publiait un important rapport condamnant l’écoblanchiment souvent présent dans le discours sur la carboneutralité des entreprises privées et autres organismes, tout en formulant 10 recommandations pour l’éviter.

Selon la définition du gouvernement canadien, « L’objectif de la carboneutralité signifie que notre économie n’émet pas de gaz à effet de serre ou compense ses émissions, par exemple, par des mesures comme la plantation d’arbres ou l’utilisation de technologies qui peuvent capter le carbone avant qu’il ne soit rejeté dans l’air ». En concordance avec différents accords mondiaux comme l’Accord de Paris, des États, des villes, des entreprises et d’autres organisations adoptent des plans et des engagements de réduction et de captation des gaz à effet de serre (GES) en vue de la carboneutralité. Ces engagements comportent cependant des risques d’être en réalité des démarches d’écoblanchiment et d’induire un phénomène appelé « vision en tunnel sur le carbone ».

Écoblanchiment

L’écoblanchiment correspond à une « opération de relations publiques menée par une organisation, une entreprise pour masquer ses activités polluantes et tenter de présenter un caractère écoresponsable ». Cette pratique va à l’encontre de plusieurs valeurs, telles que la transparence, la responsabilité et la protection de l’environnement. Elle revient à jouer sur la fibre environnementale des consommateurs ou des autorités au nom du profit. En effet, on sait par exemple que les annonces positives reliées à l’environnement sont corrélées avec une meilleure performance en bourse et à l’obtention de l’assentiment des consommateurs.

Le discours sur la carboneutralité des pétrolières est particulièrement sujet à l’écoblanchiment. Une étude récente a documenté une explosion du nombre de mentions de termes relatifs aux changements climatiques et à la transition écologique dans les documents officiels de ces entreprises, ainsi que des engagements de carboneutralité (Net zéro) ou d’investissement dans les énergies renouvelables toujours plus nombreux. Malgré cela, elles poursuivent le développement de nouveaux projets d’énergies fossiles et consacrent des montants négligeables aux énergies renouvelables. Les auteurs reprochent également aux pétrolières un manque de transparence qui rend le suivi de leurs engagements extrêmement complexe. Il est tout aussi important de mentionner que même lorsque l’industrie parle du Net zéro, une autre manière de désigner la carboneutralité, elle réfère uniquement à la production de carburant, pas à l’utilisation de celui-ci. Cela est problématique, car uniquement 20% des émissions de GES des énergies fossiles proviennent de leur production, alors que 80% proviennent de leur combustion.

L’enjeu au cœur des phénomènes décrits plus haut est que la plupart des engagements pris par les États, les organisations et les entreprises, tout comme les déclarations d’émissions et de progrès correspondantes, sont entièrement volontaires. Résultat, les compagnies privées ne communiquent pas toutes leurs émissions de la même manière : certaines ne tiennent compte que des GES émis lors de la production, excluant ceux découlant de l’approvisionnement en matières premières, de la génération de déchets, de leurs franchises ou de la distribution et l’utilisation de leurs produits. Par exemple, le plan de carboneutralité du géant Walmart ne tient pas compte d'un grand nombre d'émissions du cycle complet de ses produits et de ses activités, qui représentent pourtant 95% de tous ses GES. Il est donc difficile de discerner quels engagements sont sincères ou assortis des moyens suffisants pour garantir leur accomplissement. En ce sens, une étude portant sur les cibles de carboneutralité a conclu que « les mécanismes de gouvernance, de responsabilisation et de monitorage sont présentement insuffisants » de sorte que « l’ambition à long terme n’est pas souvent supportée par des actions suffisantes à court terme »[1].

Le rapport du groupe d’expert de l’ONU mentionné plus haut arrive à des conclusions similaires. Du côté des entreprises, leurs engagements devraient prendre en compte l’entièreté de leurs activités, ainsi qu’être basés sur les scénarios du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) limitant le réchauffement climatique à 1,5 degré. Ces engagements devraient aussi inclure des déclarations annuelles publiques et détaillées sur leurs progrès, celles-ci comprenant une présentation standardisée des données facilitant leur vérification indépendante. Les acteurs étatiques, quant à eux, devraient prendre acte de l’insuffisance des plans de réduction volontaire et utiliser leur pouvoir législatif pour ajouter des mesures de réduction obligatoires.

De plus, l’expression « Net zéro » en tant que telle pose certains écueils à la compréhension. Elle ne réfère pas à un zéro absolu, mettant plutôt sur un pied d’égalité la réduction et la captation des émissions. Or, cette seconde manière d’atteindre le Net zéro, qui joue presque toujours un rôle important dans les engagements et scénarios de carboneutralité des pétrolières, est tout sauf une avenue dont l’efficacité est certaine, lorsque comparée aux énergies vertes. À cet effet, les experts de l’ONU sont sans équivoque : le présent manque de transparence et de clarté dans le discours sur la carboneutralité facilite « un recours indu à la compensation du carbone » à la place d’actions concrètes de réduction.

Restriction des préoccupations liées à l’environnement

La focalisation sur les GES, bien qu’elle soit nécessaire dans le contexte actuel, présente certains risques. La surproduction de GES n’est qu’une des multiples sources de détérioration de l’environnement découlant de nos modes de production et de consommation. Une approche à la transition écologique mettant un accent démesuré, voire exclusif sur cet aspect représente ce que plusieurs ont appelé la « vision en tunnel sur le carbone » (carbon tunnel vision).

L’engouement présent pour la captation du carbone, particulièrement dans la visée de l’appliquer massivement aux industries pétrolières et pétrochimiques, peut occulter d’autres manières dont les activités de ces industries menacent l’environnement.  En effet, les forages et l’utilisation des énergies fossiles sont associés à la production d’une longue liste de contaminants de l’air et de l’eau, dont l’amplitude des effets cancérogènes et neurotoxiques ne fait que commencer à être mieux connue. Ces nuisances environnementales sont encore plus importantes dans la production non conventionnelle d’énergies fossiles, comme celles provenant des sables bitumineux et de la fracturation hydraulique. Or, ces sources d’énergies fossiles représenteront une portion de plus en plus importante de la production totale, alors que les sources conventionnelles s’épuisent. Qui plus est, les rejets de ces industries ne sont pas uniformément distribués, soulevant l’enjeu de la justice environnementale.  À cet effet, les communautés racisées, les Premières Nations et les communautés à faible revenu sont celles qui souffrent le plus de ces problématiques.

Cela étant dit, il serait naïf de croire que la vision en tunnel liée aux cibles de carboneutralité ne concerne que les énergies fossiles. Même les technologies souvent dépeintes comme des solutions vertes doivent être examinées sous cet angle. L’emballement récent pour l’électrification des transports en est un bon exemple. Bien que l’utilisation de véhicules électriques génère moins de CO2 que celle des véhicules à essence, leur impact environnemental ne s’arrête pas là. Par exemple, la production des batteries électriques exige l’extraction de métaux précieux et implique des rejets importants dans l’eau et dans l’air, qui représentent une menace à la fois pour les populations locales et la biodiversité.

En somme, l’adoption de mesures de réduction de GES plus contraignantes par les États ainsi que d’une vision globale de la transition écologique semble essentielle afin de contribuer à la prévention de l’écoblanchiment et de la vision en tunnel sur le carbone.

 

[1] Notre traduction

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